Journal de quarantaine – Jour #14

Journal de quarantaine #14

Crédit photo: Michel Hébert

Les voisins (remake)

Aujourd’hui, je nous invite en 2012. Il me semble pertinent de réfléchir le printemps que nous vivons à l’aune de celui qui est désormais conscrit sous l’appellation de « printemps érable ». Cependant, pour l’instant, je m’en tiendrai à l’anecdote. Nous sommes donc à la tombée de mai, dans le détour du 100e jour de grève. Il fait beau, il fait chaud. Avec une amie, on se prépare un petit souper tranquille. Un plat mijoté, que nous pourrons laisser à lui-même quelque temps, puisqu’à 20h, nous irons sur le balcon. Ce soir-là, c’est le premier rendez-vous des casseroles.

Pendant que notre plat frétille sur le feu, on se munit de petites casseroles, plus sonores, et de cuillères en bois qui, nous ne le savons pas encore, s’apprêtent à connaître leurs derniers jours d’existence utile. Déjà, le voisin d’en face est là qui tapoche gaiement sur une poêle de fonte, maintenant un rythme auquel nous nous joignons. Plus loin sur la rue, sans que nous puissions les entendre, d’autres voisins participent à cette étonnante volière métallique. Toutes ces maisons entassées, peuplées d’inconnus.es, résonnent soudainement en une voix commune.

Quelques jours plus tard, ces rendez-vous prendront la rue. Un coin de rue, d’abord, en respectant l’injonction des feux de circulation. Puis, prenant acte de la force du nombre, les gens gagneraient la rue, carrément, sans égard pour le trafic des voitures, créant autant de serpentins qui se retrouveraient, au hasard de leur déambulation, pour ne former qu’une seule et grande manifestation : la manifestation nocturne.

Mais ce soir-là n’est qu’une ébauche du mouvement qui suivra. On reste sur nos balcons respectifs, encore un peu gênés.es de cette initiative qui nous fera mesurer le pouvoir du nombre. Et ainsi, au bout d’une dizaine de minutes, mon voisin immédiat sort de chez lui en trombe, rouge de colère. Ce voisin que je connais à peine et que je salue parfois, poliment mais sans plus, lorsqu’il joue avec son chien devant chez lui. Sans préambule, il se met à nous invectiver, condamnant notre tapage en faisant valoir un argumentaire dont je vous fais l’épargne. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour endormir sa fille de quelques mois, et nos casseroles l’ont réveillée.

À cette époque, si vous vous souvenez bien, les argumentaires avec des inconnus n’étaient pas rares et il y avait, dans notre bonne vieille besace de militant, une bonne pelletée de réponses prêtes à offrir aux opinions divergentes de la nôtre. Je saisis l’une de ces réponses toutes faites. Pas tout à fait poli – je viens de me faire crier après quand même – et plutôt péremptoire. Mon point final affirme quelque chose comme : « C’est justement pour votre fille qu’on est là. »

Après m’avoir traité de tous les noms, il rentre, retrouvant probablement sa fille en pleurs. Nous aussi, peu après, nous retournons à notre mijoté, convaincus d’avoir fait une bonne action. Je suis gonflé d’adrénaline et je mets du temps à retrouver mon calme. Enfin, riant devant l’état pitoyable de nos cuillères en bois, nous entamons notre souper. Ce n’est que quelques heures plus tard, en reconduisant mon amie dehors, que j’aperçois mon voisin, qui cherche le soulagement d’une cigarette sur laquelle il tire de toute la force qu’il lui reste.

Spontanément, je m’approche de lui. Je veux m’excuser d’avoir réveillé sa fille. En m’apercevant, lui aussi vient vers moi. Il veut s’excuser pour ses mots qui ont dépassé son entendement. Nous parlons en même temps. Alors, comme si les mots ne suffisent pas, on se prend dans nos bras. On ne se connait qu’à peine, mais ça nous parait naturel. Il m’offre une bière, que j’accepte. C’est comme ça que j’ai rencontré mon voisin, à l’époque.

Je n’habite plus cet appartement depuis quelques années. Je suis désormais sur un coin de rue et, de mon balcon arrière, je peux apercevoir au moins une bonne dizaine de balcons, dans une promiscuité qui me plait. L’été, j’entends la vie s’ébattre chez mes voisins. Les ustensiles dans les assiettes, les rires des enfants, les mélodies qui s’entremêlent et les conversations dont les mots me sont imperceptibles et desquelles ne me parvient que la musique.

Dimanche dernier, invités par Martha Wainwright à chanter So long, Marianne de nos balcons, ma blonde et moi avons retrouvés quelques-uns.es de nos voisins.es. Il faisait froid et je peinais à pincer les cordes de ma guitare, que je grattais avec l’impression de me frotter à une râpe à fromage. Tout le monde ne connaissait pas la chanson, mais ça ne nous paraissait pas important. Nous étions dehors, isolés dans la faible lumière de nos balcons, après une semaine à minimiser les rencontres, et même si on faussait un peu, nous avions l’impression d’être dans le vrai. Nous chantions, ensemble. Nous étions un chœur, solidaire et gai. Ça nous a fait du bien. Et ce soir, même s’il pleut, à 20h, je retourne chanter avec mes voisins.es.

Je vous en souhaite tout autant. Pour le reste, je vous donne rendez-vous ici, demain.

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4 réflexions sur “Journal de quarantaine – Jour #14

  1. Merci pour cette anecdote qui nous rejoint bien. Je pensais que tu terminerais ton récit en nous disant que les chants des voisins avaient réveillé Laurence. J’aurais aimé voir ta réaction et celle de ta blonde dans cette même perspective. On aurait appelé ça un retour d’ascenseur…
    Merci!

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    • hahaha
      C’aurait été excellent (torrieu, mais excellent). Une belle idée, et une nouvelle preuve que la fiction est souvent bien plus belle que la réalité. 🙂

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