Affaire Jutra: un enfer pavé de bonnes intentions

Mon oncle Antoine

Quand une personne meurt, quelle qu’elle soit, on enterre généralement avec elle tous ses vices et on l’encense, unanimement. Combien de personnalités publiques étaient critiquées la veille de leur mort et portées aux nues une fois un pied dans la tombe? La mort emporte avec elle bien des choses, mais elle n’efface pas tout. Il semble pourtant qu’un devoir de réserve habite les survivants d’un mort, comme s’il devenait inutile de salir quelqu’un qui, de toute façon, n’était plus là pour se défendre.

Le cas de Claude Jutra nous rappelle cruellement que tandis que la vie a ses limites, la mort aussi a les siennes. Maître à penser de toute une génération de cinéastes, figure emblématique, Jutra n’était semble-t-il qu’un homme parmi tant d’autres, avec ses paradoxes et ses démons. Ses vices, aussi, dont celui qui soulève un dégoût unanime : la pédophilie. Il n’y a pas eu de procès, mais le témoignage de la présumée victime, de sa souffrance enfouie, a suffi à condamner le défunt cinéaste et dans la foulée, à ce qu’on efface partout son héritage, désormais taché de honte.

Le dégoût moral peut nous inspirer plusieurs réactions et on peut comprendre le mouvement qui cherche à corriger la place du patrimoine de Jutra. Apparemment, celui qui était un grand homme parce qu’il était un grand cinéaste n’est désormais rien d’autre qu’un pédophile qui faisait un bon cinéma. Et s’il est rassurant de voir qu’il est possible de faire changer les choses rapidement – en deux jours, un gala, un parc, une dizaine de rues, une salle de projection et un prix ont été rebaptisés –, il m’apparaît pertinent de jeter un œil sur toutes ces occasions de corriger l’histoire que nous avons décidé d’ignorer.

Les cas de figure sont innombrables et il faudrait bien plus qu’un recensement sommaire de notre toponymie pour comprendre ce que nous retenons de l’histoire, pour évoquer les actes immoraux sur lesquels nous sommes prêts à fermer les yeux. On pourrait penser à Pie-IX, pape ayant régné de 1846 à 1878 qui a plusieurs fois témoigné son appui à l’esclavage; à John A. McDonald – encore tout récemment cité en exemple par Mélanie Joly –, reconnu comme bâtisseur du Canada en dépit de son racisme et de son suprématisme blanc et francophobe; au baron Amherst, qui a considéré utiliser la vérole pour éradiquer le peuple Delaware; au général Monckton, connu pour son rôle dans la déportation des Acadiens. On pourrait citer les exemples de Woody Allen, marié à sa fille adoptive, de Polanski, accusé d’avoir violé une mineure, on pourrait penser au portrait de Mussolini dans l’église de Notre-Dame-de-la-Défense et longtemps, longtemps on pourrait poursuivre cette liste. On pourrait ainsi traverser l’histoire de notre civilisation en faisant fi de ses horreurs, de son passé douteux et de son abominable moralité, de toute cette toponymie qui s’en lave les mains, et pourtant ça n’excuserait en rien les prétendus méfaits de Claude Jutra.

Je ne cherche pas à excuser Claude Jutra, encore moins à minimiser la pédophilie ou revendiquer le statu quo, plutôt, il me semble qu’il y a là une opportunité. De comprendre les forces actives qui maintiennent l’arrogance de notre toponymie et les stigmates de l’histoire. Nous savons l’Histoire écrite par les gagnants, nous savons que la mémoire appartient aux détenteurs du pouvoir, mais l’exemple de Jutra nous montre qu’on peut faire beaucoup pour changer le portrait de notre patrimoine, si réellement nous en avons le désir.

Cette urgence d’agir qu’on a évoquée dans le dossier Jutra prolonge l’ombre dans laquelle demeurent beaucoup d’autres cas où des gens se sont soustraits à notre code moral. Certains de nos élus ont des paradis fiscaux, quelques-uns ont baigné dans la corruption, nos villes sont peuplées de statues d’hommes – entendons-nous, nos statues évoquent des hommes – qui nous ont bafoué et se sont placé au-dessus de la morale, nos livres d’histoire encensent des hommes que nous ne voudrions jamais comme père, et nous décidons de fermer les yeux. Peut-être serait-il temps de mettre là un peu d’ordre? Après tout, si notre patrimoine s’appuyait sur la morale, nous emprunterions beaucoup de rues anonymes.

Y’a de la neige sur votre épaule, M. Hamad

        Tempête

         Ce soir le ciel se défoule sur nos têtes et Montréal est réfugiée, à son tour. Sous la neige, les noms de rues s’effacent, les nids-de-poule se cachent, le centre-ville au loin n’existe plus et le Mont-Royal est une ombre mystérieuse. La ville n’est plus seulement peuplée du moteur des voitures, c’est plutôt le raclement des pelles qui occupe l’espace, rivalisant avec le vent qui bourdonne dans nos oreilles.

          Je marche dans la rue, d’un pas incertain et maladroit, glissant sur la glace rendue invisible par la neige. Je devrais marcher tête baissée, me protéger du froid en rentrant mes oreilles dans mes épaules, scruter le sol pour m’assurer de la sécurité de mes pas. Au contraire, me voilà qui marche tête haute, le cou bien endimanché dans un épais foulard. Le froid vient cristalliser un frimas dans ma barbe, vient blanchir mes sourcils, mes poils de moustache, de la même façon qu’elle caresse la carrosserie des voitures, tamisent la lumière des lampadaires : je profite du spectacle. En tournant le coin de la rue, un passant me déborde en me saluant d’un léger hochement de tête. Sous son foulard, j’imagine le même sourire qui se trouvait dans ses yeux. Plus loin, à ma vue, une femme s’arrête de pelleter, me cédant le passage en riant : Méchante bordée hein! Bonne soirée mon cher monsieur! Et chaque fois que je croise un passant, c’est le même échange, un salut courtois de la tête ou un échange bref mais poli. On gèle, M. Hamad, le ciel ne cesse de nous tomber sur la tête, et pourtant, au coin des rues, des inconnus se saluent.

           C’est que la neige, en plus de nous cajoler de son charme lilial, nous confère une complicité nouvelle, nous rappelle à nous. Soudainement, nous ne sommes plus des gens se déplaçant d’un endroit à un autre, anonymes, mais des êtres appartenant à la même communauté : celle qui connaît la neige, le froid. Nous ne sommes pas frères et sœurs, même pas des amis, mais des compatriotes, des semblables : la neige, c’est tout ce qu’il a fallu pour que nous nous reconnaissions. Vous qui êtes Ministre de la Solidarité sociale, vous devriez le savoir : il faut peu de choses pour créer une solidarité.

            C’est que je ne comprends pas votre récente proposition de réforme de l’aide sociale, et encore moins le discours que vous utilisez pour la justifier. Il y a eu quelques sondages, c’est vrai, qui plaçaient la majorité derrière vous, qui laissaient les réfugiés de l’aide sociale sans appuis, encore plus isolés qu’ils ne l’étaient déjà. Je pense à celui mené pour la Commission des droits de la personne, qui nous apprenait que les bénéficiaires de l’aide sociale n’étaient favorablement perçus que par 51% de la population sondée. Et puis cet autre qui nous apprenait que de toutes vos récentes politiques d’austérité, seule celle concernant l’aide sociale recevait un appui positif de la population : 48% contre 46. Mais je ne peux croire que ces sondages, par ailleurs alarmants, constituent les raisons de votre acharnement à achopper l’aide sociale. Après tout, vous connaissez votre cassette par cœur : vous ne gouvernez pas avec les sondages.

            Par vos mots, vous vous placez bien en-deçà de l’importance de votre ministère, empruntant les bons vieux préjugés qui trahissent une méconnaissance des prestataires de l’aide sociale. Il suffit de fouiller un peu dans les données recueillies pour comprendre que la paresse et la fraude ne sont simplement pas le lot quotidien de ces gens qui ont besoin de notre aide. Les raisons financières qui sous-tendent réellement votre projet ne justifient en aucun cas votre insistance à pourfendre celles et ceux qui, selon vous, n’ont aucune dignité.

            Il me semble que vous avez là une notion bien à vous de la dignité, d’ailleurs. Peut-être serait-il à propos de nous rappeler au sens des mots : « Dignité : Sentiment de la valeur intrinsèque d’une personne qui commande le respect d’autrui. » Le respect d’autrui, n’est-ce pas ce qui rend un être digne, n’est-ce pas ce qui devrait être au centre de notre gouverne? Peut-être alors pourrions-nous mieux comprendre ces gens qui n’ont pas notre chance, qui méritent notre respect pour leur courage et leur persévérance, malgré la difficulté de leurs conditions d’existence. Et peut-être devrions-nous penser à ces mots d’Albert Camus : « La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité. »

            Hier, un sondage a donné raison à votre réforme. Mais votre ambition vous trompe, et avant de reprocher aux autres d’en manquer, vous devriez peut-être mesurer la vôtre. Parce que nous sommes nombreux à chercher la cohérence dans vos mesures d’austérité, à ne pas voir autre chose que des mesures néolibérales qui s’acharnent sur les plus démunis et qui épargnent les médecins, Bombardier, Suncor et autres bien nantis. Il faut peu, très peu pour que la solidarité retrouve le chemin des mains tendues et des bras ouverts, et nous sommes nombreux à ne plus vouloir l’appauvrissement des plus pauvres. Y’a de la neige sur votre épaule, M. Hamad, et la tempête ne fait que commencer.

Je suis tout à fait conscient que le gouvernement s’est prêté à un remaniement ministériel et que c’est François Blais qui a retrouvé le ministère de la Solidarité sociale. Cela étant, j’ai choisi de m’adresser à M. Hamad parce que ce sont ses mots qui généraient un mépris des prestataires de l’aide sociale. De toute façon, c’est une idéologie et un gouvernement qui sont derrière cette réforme, et non un seul homme.