Sur la fenêtre du jour

© Sebastião Salgado

Parfois on sort du cinéma comme on y est entré. Porté par le flot de la foule, une vague odeur de popcorn dans le nez. Le film est passé sur nous sans que l’histoire ne fasse vibrer notre être, le générique est apparu et il ne restait qu’à regagner nos vies. D’autres fois, le film nous a mis dans un tel état que le monde semble avoir trouvé refuge en nous. Le générique nous prend alors trop vite et les noms défilent devant notre regard alangui, embué peut-être, notre souffle court. À fleur de peau, souvent, il nous faut rire le plus vite possible pour reprendre contact avec l’extérieur, ou alors parler, ou écrire, pour profiter du chemin qui s’est ouvert en nous.

Enfin, il y a ces films qui, plutôt que de nous plonger dans une bulle, nous incite à la solidarité. J’ai encore le vif souvenir de documentaires où les spectateurs s’échangeaient des regards après le film, comme une manière de se dire : On va le faire. On va se l’offrir ce monde meilleur et vaincre cette foutue gang de pourris. Il s’en fallait alors de peu pour que la salle ne se regroupe à l’extérieur et forme une manifestation impromptue. Mais bon, ça n’est pas arrivé, et puis d’ailleurs Monsanto règne toujours.

Récemment, je suis allé voir Le sel de la terre, de Wim Wenders. C’était une chaude soirée et le beurre coulait sur le maïs comme la sueur sous les aisselles. La salle était pleine et je ne sais pas pour vous, ça me réjouit toujours de voir que les cinémas maison n’ont pas encore eu raison du grand écran. Le film a commencé et, plus fort que moi, j’ai pensé à cette locution, si populaire qu’elle doit désormais se trouver dans le palmarès des phrases les plus entendues, quelque part entre deux citations de la Bible et les premiers mots lunaires de Neil « Lance Louis » Armstrong : Une image vaut mille mots. J’y ai pensé en me disant qu’heureusement, parfois, une image valait réellement mille mots.

Il y a plusieurs raisons qui expliqueraient que vous connaissiez Wim Wenders. Grand réalisateur allemand, on lui doit notamment Les ailes du désir, Paris, Texas et plus récemment, l’éclaté et sensuel Pina. Je me souviens encore d’un été où j’avais gagné la Place des Arts avec un ami, couverte sous le bras, pour assister à la projection extérieure de Buena vista social club. Cette nuit-là, sous le ciel d’un Montréal qui cherchait ses étoiles, j’ai visité la Havane. Les mouches qui volent dans l’été d’une trompette, les carrosseries rouillées qui bordent l’océan et son ressac de piano. Buena vista social club. Je n’ai pas tout vu de Wenders, mais lorsqu’il plonge dans un univers, il passe rarement à côté.

Les attentes étaient élevées pour le dernier documentaire de son large opus. Avec Le sel de la terre, Wenders se propose une fois de plus une rencontre avec un grand. Après Pina (2011), Wenders est allé visiter le grand photographe Sebastião Salgado chez lui, au Brésil.

D’une certaine façon, on pourrait croire que c’est une chance inouïe de tomber sur Salgado chez lui. Loin de l’agoraphobe enfermé entre ses quatre murs, on retient de Salgado qu’il a passé le plus clair de son temps à parcourir le monde, happé par l’impitoyable beauté du monde et de ses habitants. Le film propose un portrait chronologique de l’homme, arpentant les divers opus de la grande œuvre du photographe. Il y a quelques notes biographiques de sa vie – justifiées notamment par le fait que son fils est coréalisateur du film –, mais assez tôt on saisit que le documentaire porte sur beaucoup plus que la vie d’un homme. En filigrane se dessine en effet une vision plus grande que l’œuvre qui, par le récit d’une pensée humaniste, biffée et rebiffée par les obstacles, trouve son salut et son refuge sur la terre qui la porte.

Salgado est un économiste qui, au détour de la trentaine, a découvert sa passion pour la photo en chipant l’appareil que venait de se procurer sa femme. Ses premières photos sont prises près de chez lui dans le Minas Geiras, l’une des plus grandes régions minières du monde, dans le trou immense d’une mine d’or où s’entassent 50 000 hommes et femmes. Ses photos sont saisissantes : ce n’est que le début de l’aventure.

Porté par une réalisation sobre sur le plan visuel – comme si Wenders avait volontairement choisi de réserver la grandeur des images aux photos -, le film décline les différents voyages et les œuvres qui en ont résulté. Y passent les grandes famines du Sahel, le génocide rwandais, les incendies des gisements pétroliers en Irak, ses longs séjours avec les peuples Andins. Ses œuvres déploient un regard tendre sur la vie, auquel s’adjoint un désarroi et le lourd constat que l’histoire de l’humanité en est une de guerre. Un infernal cycle de violence.

Salgado, troublé par ses années passées à côtoyer des morts atroces, à constater l’indifférence humaine devant le désespoir de ses pairs, retourne chez lui. Le film pourrait se terminer ainsi, mais une surprise nous attend. Salgado, pour un instant, s’abandonne à la volonté de fer de sa femme. Et alors de la misère surgit une beauté spectaculaire et un nouvel élan créateur. Un retournement inspirant que Wenders cherche à travers ses films, comme en témoigne ses propres mots : « Film can heal. Not the world, of course, but our vision of it, and that is already enough. » Si c’est assez, je l’ignore, mais c’est déjà beaucoup, c’est vrai.

Le générique du Sel de la terre a défilé sur des sacs de popcorn vides, sur une salle encore médusée par tant de beautés, pris entre la torpeur de l’horreur et le souffle galvanisant de l’espoir. La salle n’a pas bougé d’un iota, profitant de la douce chanson qui portait le défilement des noms. Il semblait alors qu’il y avait tant de gens qui s’activent à produire de la beauté. L’humain a ses failles, mais le monde ne s’arrête pas à lui. La fin de l’homme ne sera pas la fin du monde. Et en regagnant l’air humide et chaud de Montréal, nous étions portés par un sentiment d’urgence. Il nous fallait, nous aussi, faire quelque chose de grand. Quelque chose de beau.

Le voleur manchot

© Sebastião Salgado

© Sebastião Salgado

Ce soir, quelques jeunes sont passés devant chez moi. Un peu ivres. On entendait leurs pas caresser maladroitement le sol. Ils sont venus à ma fenêtre, drapée d’un rideau, et ils ont hélé : Édouard! J’écrivais à quelques mètres de la fenêtre, sur un vieil ordinateur sorti du fond de mon placard. Je n’ai pas répondu. Édouard? Mon silence les faisait douter, et une seconde voix a interpellé son ami : T’es sûr qu’Édouard habite là? Je n’écrivais plus, figé sur ma chaise, le regard planté dans la faible lumière de l’écran. Ben non c’est même pas là. Je n’entendis pas leurs pas s’éloigner, mais leurs rires étaient de plus en plus loin, aspirés par la rumeur de la ville. J’allais me remettre à écrire quand un cri jaillit à nouveau, tout près de ma fenêtre. C’est pas Édouard. Y ressemble au Père Noël en tabarnac. J’ai vérifié, il n’y avait aucune fente dans le pli de mon rideau. C’est ma silhouette qu’elle avait observée, cette barbe des séries qui me déguisait le menton. Le Père Noël, c’était la première fois qu’on m’y comparait, mais il est vrai que depuis la nuit précédente, j’étais une manière de Père Noël, bien malgré moi.

Quand je suis rentré au beau milieu de la nuit, la veille, je n’y ai pas trouvé mon ordinateur. Les portes étaient barrées, il n’y avait aucune trace de quelque passage, mais le portable n’y était plus. Au bout d’un long moment inquiet, j’ai remarqué la moustiquaire absente de la fenêtre de ma porte arrière. Son loquet était brisé. Une toute petite fenêtre à travers laquelle on ne peut passer que si l’on est maigrichon, en plongeant de face. En plus de mon ordinateur, mon sac n’y était plus, avec dedans une sauvegarde de mes textes. J’ai marché vite, mu par une certaine crainte, vers mon bureau. Mon ultime sauvegarde était là, à sa place. Son minuscule voyant bleu me caressait le visage, redonnant un souffle à ma respiration : je n’avais pas tout perdu.

Si je proposais à ceux qui se sont déjà fait voler de lever la main, les abstentions seraient peu nombreuses. Au fil du temps, plusieurs de mes amis ont connu ce désagréable sentiment d’avoir été agressé dans l’intimité de leur maison. Les objets volés sont souvent les mêmes, bien souvent des ordinateurs en fin de carrière. Avec eux, des heures et des heures de travail, envolées. Quelques-uns de mes amis ont transformé cette intrusion en expérience singulière avec un étranger, mais nous n’avons pas tous la même force devant le malheur, et la plupart ont mis quelques temps à ne plus y penser, en rentrant chez eux. À chasser ce doute persistant que quelqu’un se trouve peut-être à l’intérieur, que notre maison a été fouillée à nouveau en notre absence. L’an dernier, un ami s’est fait voler deux fois dans la même semaine. En plus de son ordinateur, son voleur a pris sa collection de bières rares, ramenées d’Europe. La bière était chaude : le voleur n’est pas revenu une troisième fois.

Après avoir songé à mes sauvegardes, à mes amis, j’ai pensé à Brassens. À la stance qu’il a offerte à son cambrioleur. Puis j’ai pensé à tout ce que le voleur n’avait pas pris. Ma guitare était toujours là. Elle n’aurait probablement pas passée par le trou de la fenêtre, mais je lui en étais reconnaissant. Je l’ai prise et j’ai entonné les premiers vers de la chanson : « Prince des monte-en-l’air et de la cambriole / Toi qui eus le bon goût de choisir ma maison / Cependant que je colportais mes gaudrioles / En ton honneur j’ai composé cette chanson. » Brassens y était généreux et son adresse au voleur m’était douce. Dans le calme de la chanson, j’ai eu envie de remercier mon voleur, moi aussi.

Il n’a pas volé mon ordinateur, il est devenu mon plus grand lecteur. Ce qu’il voulait, c’est ma littérature. Il y avait des piles de recueils de poésie autour de mon portable, que j’avais relus avec plaisir pour écrire ma chronique de la semaine dernière, mais il n’y a pas touchés. Les livres tenaient toujours dans des piles à l’équilibre précaire, rongés par les vers, le journal était encore entrouvert sur le cahier Livres. Peut-être a-t-il pris le temps de lire la dernière critique d’Hugues Corriveau avant de filer. Mais celui qu’il a choisi, c’est moi. On trouve ses lecteurs comme on peut.

Hier, quelqu’un est entré par la fenêtre de la porte qui donne sur ma cour arrière. Quand je l’imagine entrer, tête première sur le plancher de ma toute petite cuisine, se cognant la tête peut-être sur ma cuisinière en retenant un juron, je souris. J’imagine un manchot qui se lance ventre à terre sur les glaces de l’Antarctique. Vrai, chaque fois qu’aujourd’hui j’ai ouvert la porte, de retour à la maison, une part de moi espérait qu’il y soit à nouveau afin que je lui mette la main au collet, une autre part de moi craignait qu’il soit revenu et qu’il ait emporté autre chose, mais chaque fois j’ai retrouvé ma maison dans le même calme où je l’avais abandonnée. Le voleur a poursuivi sa route, et moi aussi.

Sur sa route, il s’est probablement débouché quelques bières. C’est que j’ai constaté tantôt qu’une dizaine de bières de ma brasserie préférée avaient disparues de mon frigidaire. La caisse chaude à côté de ma cuisinière y était toujours : il a préféré celles froides. Une influence de la publicité, peut-être. Je doute que celui qui m’a volé hier soit le même qui ait volé mon ami l’an dernier. Reste que la tendance s’observe de plus en plus : les voleurs ont la fine bouche pour la bière de nos jours.

La poésie au temps du cholestérol

sexy NYC Au primaire, les cadeaux que j’offrais étaient parfois des poèmes. Remarquez, on pourrait aussi bien dire, les poèmes que j’offrais étaient parfois des cadeaux. La vérité, de toute façon, est que ce n’étaient pas vraiment des poèmes. Plutôt des bouts de phrases qui rimaient, le moins souvent possible en « é » – un défi rarement relevé. À cette époque, ma naïveté était sans bornes et je croyais autant en ma poésie qu’en mes chances de jouer pour Canadien un jour.

Au fil du temps, quelques rêves prennent le bord du chemin, mais heureusement, la naïveté demeure. Mes poèmes ne riment plus, mais je persiste à les appeler ainsi : poèmes. J’aime bien écrire des poèmes et j’adore lire ceux des autres. Étrangement, c’est un groupe très restreint au Québec, les lecteurs, lectrices de poésie. On dit qu’il faut à peine plus d’une centaine de ventes pour qu’un recueil de poésie soit considéré best-seller. Ça vous donne une idée. Et je me demande : pourquoi les gens ne lisent-ils pas de la poésie?

Jean Basile a écrit jadis que « la poésie ça attriste tout le monde, sauf le poète et sa petite amie.[1] » J’ai beaucoup ri à l’époque en lisant ça. Encore aujourd’hui, il m’arrive de ressortir cette phrase et de trouver ça beau d’autodérision. Reste que c’est une boutade et ce ne sera jamais rien de plus. Si la poésie est triste parfois, c’est vrai (« dans la rue la gratte passe / sur nos traces / et sur les anges[2] »), l’est-elle davantage que la vie elle-même? La poésie condense la vie, elle joue avec les malheurs, comme pour retrouver le chemin vers un quotidien plus doux, plus calme : « comme une cenne noire / j’attends de devenir une piasse.[3] »

Je me demande parfois si les gens sont déçus, voire traumatisés de leurs expériences de lecture de poésie. À l’école, peut-être, on s’est cogné les dents sur les classiques, on n’a pas trouvé là un miroir de notre société, la lumière d’un monde à découvrir. Mallarmé nous a dit « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », on n’a pas trop bien compris, peut-être avons-nous analysé le poème avec notre prof et sommes resté sur l’impression que la poésie est une chose obscure, insécurisante et ardue. On n’a pas trouvé les vers qui auraient pu nous faire associer plaisir et poésie.

On dit souvent de notre temps que nous sommes en quête d’économie des moyens. L’économie des mots : la poésie en fait un leitmotiv, un article de sa définition. Il suffit de quelques vers pour qu’un univers soit campé, une ambiance soit installée. Rappelons-nous l’incipit d’Histoires que nous a offert Jacques Prévert : « Encore une fois sur le fleuve / le remorqueur de l’aube / a poussé son cri[4] ». Le décor est planté. La musique joue en vous. Votre cœur, déjà, ne bat plus au même rythme. Ou encore, les débuts fracassants d’Anise Koltz, dans Chants de refus, le couteau serré entre les dents : « Dieu / je t’appelle / comme si tu existais / descends de ta croix / il nous faut des bûches / pour nous chauffer[5] ». La hache est déterrée et le livre vit, déjà. Avouez que vous avez envie de lire la suite.

La poésie, avec ses airs de laisser-aller, de flâneries désintéressées sur le monde, ses couleurs et ses interprètes, frappe fort, en quelques mots rares. Élus. Nous qui sommes tous des enfants de Miron, comment ne pas se sentir ployer devant ces mots : « Montréal est grand comme un désordre universel / tu es assise quelque part entre l’ombre et ton cœur / ton regard vient luire sur le sommeil des colombes / fille dont le visage est ma route aux réverbères[6] ». L’amour. L’amour n’est jamais seul en poésie. On l’arrache de nos griffes, on le hurle sur des graffitis, on en déchire ses lettres, mais chaque fois, on y revient, on le chérit. L’amour à bout de bras : « Je savais pas que je mendiais avant / que tu jettes tes yeux dans ma main / avant que d’être miettes / d’amour lancées aux moineaux et / à moi qui connaissais pas ma misère / et piaillait paume tendue par-là[7] » Cyrano est désormais partout. Il est logé dans le creux de notre oreille et il chante ses vers. Notre pouls qui bat a besoin de lui, entendons-le.

Nous qui raffolons des instants rares, nous qui sommes habités par le désir d’émotions ardentes, qui voulons à tout prix être présent au monde, pourquoi nous sommes-nous exilés de la poésie? Je l’ignore. Elle est partout, je le sais bien, dans ce couvercle d’une benne à ordures qui danse sous la charge du vent, dans ce ciel d’étoiles qui nous chavire. La poésie est au Cirque du Soleil et au coin de chaque rue, mais celle que l’on trouve dans les livres vaut à elle seule plusieurs voyages. Parce que la poésie est un feu, et que nos cœurs sont un sacré bon bois d’allumage.

[1] BASILE, Jean, La jument des mongols, 1964, Éd. du jour, Montréal, p.9

[2] DOSTIE, Alexandre, Shenley, 2014, Éd. de L’écrou, Montréal, p. 91

[3] DUMONT, Frédéric, Volière, 2012, Éd. de L’écrou, Montréal, p. 41

[4] PRÉVERT, Jacques, Histoires, 1963, Éd. Gallimard, Paris, p.9

[5] KOLTZ, Anise, Chants de refus, 1993, Écrits des forges, Trois-Rivières, p.

[6] MIRON, Gaston, L’homme rapaillé, 1970, Les presses de l’UdM, Montréal, p.38

[7] LALONDE, Catherine, Corps étranger, 2008, Éd. Québec Amérique, Montréal, p.23

Faire le monde au quotidien

Enfants dans l'eau

Mon ami est arrivé tout souriant chez nous l’autre jour. Il faisait gris dehors, froid aussi, il avait plu les quatre jours précédents, mais lui, il souriait. Un sourire contagieux. On oublie trop souvent combien c’est facile de faire sourire les gens. Il suffit de leur insuffler un élan joyeux, le regard planté dans le leur. Mon ami souriait et j’ai été pris au jeu, heureux sans savoir pourquoi. Quelques secondes à peine et nous étions un miroir de bonheur. Je lui ai demandé ce qu’il traînait avec lui pour être si heureux, et alors il m’a raconté.

Quatre jours de pluie, disais-je, ajoutant ainsi un déluge d’eau à la fonte des neiges. Les coins de rue sont inondés et les flaques d’eau sont des étangs dans les ruelles. Son fils vient de découvrir le bonheur des bottes de pluie. De retour de la garderie, son jeu préféré est de parcourir en va-et-vient continus une flaque d’eau, s’amusant des vagues que ses pieds délicats génèrent. Son plaisir est inlassable. Mon ami me le montre, sur une petite vidéo qu’il n’a pu s’empêcher de prendre avec son téléphone. Après quelques allers-retours dans une même flaque, il s’arrête, offrant un sourire immense à son père. Il retrousse sa frimousse et regarde loin devant, conquérant des bonheurs simples. Il s’exclame de joie. Un cri qui rivalise avec le chant des oiseaux. Il a aperçu une autre flaque au loin, s’emballe et court vers elle, et les allers-retours reprennent.

Tant de choses ont été dites sur les enfants. Quand on se propose un monde meilleur, on pense à nous bien sûr, mais plus encore, c’est à eux qu’on pense. On songe à cette petite main qui a serré notre pouce, à cette langue bégayée qui se construit dans leur petite bouche, à leur regard où s’entasse un flot d’émotions, pour la première fois. Leur regard qui découvre le monde.

Faire des enfants, c’était le plus beau des chemins pour refaire le monde, pour mes amis. Un par un, les enfants, et un jour à la fois, le monde. Et pour moi, ils sont une nourriture d’espoir, des gardiens de beauté. À travers leurs enfants, ils prolongent leur force au monde. Je le vois, dans chacun de leur geste, dans leur regard, leurs mots et leurs attentions : ils introduisent un être à la vie. C’est par eux que leurs filles, leurs fils découvrent les merveilles et les simplicités de la vie, les frustrations et les joies du vivre-ensemble, c’est avec leur aide qu’ils construisent leur identité et apprennent le respect des autres. Et à chaque instant, malgré quelques heurts et crises, ils vont ensemble, sur le chemin de l’amour. Car ils aiment, et c’est la chose la plus importante que ressentent et observent ces enfants : l’amour.

Mes amis sourient beaucoup, en général, et depuis quelques années, plusieurs d’entre eux ont dans leur regard un mélange de fatigue et de bonheur qu’on pourrait nommer béatitude. Y’a que les nuits sont plus courtes. On veille moins qu’avant, c’est vrai, et pourtant les nuits s’envolent toujours, dans la douleur de la petite qui fait ses dents, du petit qui a soif. Ce n’est pas toujours facile de soutenir le rythme d’une vie de parent. On le dit et le redit, mais ce n’est jamais assez, il me semble. Travailleur, citoyen, étudiant, coéquipier, mari, amant, père, ami, frère, fils : toutes nos occupations ne cessent pas dès lors qu’on devient parent. C’est essoufflant, certes, mais chaque fois que je demande à mon ami comment va la vie, il pense à son fils qui court dans l’eau, et il sourit.