La farce – 3e partie

Retailles publie cette semaine la saga de l’École du ciel bleu, La farce, une satire médiatique fictive dont les personnages sont si réels que leur parole apparaît chaque jour sur le fil d’actualité de vos réseaux sociaux préférés. Vous trouverez ci-après la 3e et dernière partie du récit. Si ce n’est déjà fait, je vous invite à lire d’abord la 1ère partie et la 2e partie, parues la semaine dernière.

La farce (UNE) - 3e partie

La visite du père Noël

3e partie

            Jeudi 18 décembre, école du Ciel bleu, dernier jour de classe régulière. Dans chacune des classes, les professeurs faisaient de leur mieux pour donner leurs derniers cours. Le lendemain, enfin, la journée serait réservée à des activités spéciales entourant la célébration prochaine de Noël.

           En avant-midi, dans la classe de Madame M, il y aurait des jeux et un buffet de Noël. On attendait la visite du Père Noël sur l’heure du midi et on donnerait congé aux jeunes en après-midi. Ce seraient des moments où tout le monde pourrait s’aérer l’esprit et se préparer à quitter pour la période des fêtes. Et au retour, la poussière serait retombée, toute cette histoire n’aurait plus aucune importance. Il suffisait de passer à travers cette dernière journée.

            Et la journée, heureusement, tirait à sa fin. Le soleil avait commencé à décliner dans l’horizon et le concierge achevait de déneiger l’accès à la porte arrière, par laquelle les élèves déferleraient bientôt, quand un père Noël apparut, un gros sac rouge à cheval sur son dos. Le concierge l’arrêta, surpris de voir un Père Noël qu’il n’attendait pas : Eh ben monsieur le père, on vous attendait juste demain. Vous êtes en avance pour Noël c’t’année. Il allait poursuivre mais le père Noël l’allongea d’un lourd coup de poing. Son poing était parti tout seul, gonflé par une surdose d’adrénaline, comme le geste qui lui avait fait prendre la pelle des mains du concierge et lui envoyer le manche en pleine tempe, rendant le concierge inconscient. La porte était maintenue ouverte à l’aide d’une brique : il s’engouffra dans l’école.

            Arrivé dans un corridor, l’odeur de l’école lui souffla le visage. Cette odeur sèche faite de poussière de craie mêlée à celle de l’eau de javel. Le souvenir de ses années passées à l’école le fit grimacer, dans le cauchemar qu’elles évoquaient. En arrivant à un carrefour de deux corridors, un autre homme surgit qui, spontanément en apercevant le Père Noël, s’écria : Ho! Ho! Ho! Il fallut trois coups de pelle, cette fois, avant que l’homme ne capitule, à son tour inconscient. M. Borduas, professeur de pastorale, qui depuis quelques heures avait le sourire au visage, comme déjà en vacances, avait soudain les lèvres figées sur sa torpeur. La dernière image qu’il se rappellerait était celui d’un Père Noël dont la barbe était détachée d’une de ses oreilles, et le regard de celui-ci. Celui d’un homme qui était prêt à aller jusqu’au bout de lui-même. Un regard profond et halluciné. Le père Noël fit quelques pas, puis revint derrière, balança la pelle à bout de bras et cracha sur le professeur. C’était ça qu’il avait appris à l’école.

            Les allées vides faisaient rebondir l’écho de ballons, provenant du gymnase, plus loin devant. Il reprit sa marche, le dos légèrement cambré, les yeux relevés sur son avancée, comme un animal en chasse. Au corridor vide s’ajoutèrent plusieurs bureaux laissés vacants. Il était comme entre deux mondes, dans le vide qui le menait de l’un à l’autre. Devant, la mitraille des ballons, et derrière, le bruit d’une chasse d’eau et le tapage rouillé de la tuyauterie courant dans les murs. Ses pas battaient le plancher, décidés. Le papier collant qui devait tenir sa barbe en place égratignait la peau de sa joue à chaque mouvement de son torse. Ses mains tremblaient trop pour qu’il parvienne à la replacer.

           Son intrusion déboucha finalement sur un grand hall, avec à sa gauche l’entrée principale. Dehors, un gardien de sécurité lui tournait le dos et, plus loin, les journalistes attendaient devant leur camion. Plus près se trouvaient quelques bancs vides et du bureau qui était à quelques mètres sur la droite lui parvint la voix de la secrétaire au téléphone. De l’autre côté, le hall débouchait sur le gymnase : une porte-double vitrée et une petite estrade qui déboulait sur la tuile cirée, bariolée de lignes de couleurs du plancher.

           Il bifurqua d’instinct vers le bruit des ballons, petites explosions qui agaçaient ses tympans, accélérant en poussant la porte de son épaule, comme un bélier. Au moment où la porte pivotait sur ses gonds, la cloche retentit. À tout rompre, la seule cloche de l’école, au-dessus de sa tête. Elle le secoua, lui faisant perdre pied, et c’est ainsi qu’il fit son entrée dans le gymnase : ventre à terre, dans une glissade de quelques mètres. Sous l’impact, la barbe acheva de se décoller, lui dévoilant le visage. Son sac rouge était à quelques mètres de lui, l’ayant suivi dans sa chute. La cloche ne sonnait plus, mais elle retentissait toujours dans ses oreilles, assourdissante, accompagnée de la détonation des ballons.

           Il y eut un moment très bref, une fraction de seconde qui lui sembla une éternité, avant qu’il ne relève la tête. Les enfants, ahuris par la scène, riaient à tout rompre, pointant du doigt l’énorme père Noël, affalé sur le sol ciré du gymnase. Hilarité générale. La cloche cillait toujours dans ses oreilles et il n’entendait pas les rires. Enfin, il se releva, se précipitant sur son sac, duquel il sortit une arme, avec un long canon, qu’il pointa sans hésiter sur la masse d’enfants qui n’eurent pas le temps de comprendre ce qui arrivait. L’homme déchargea sa colère sur les enfants, soudainement figés. Les uns par la mort, les autres par la peur.

Figés.

À tout jamais.

ÉPILOGUE

            Cette année-là, comme chaque année, autour de la dinde, en déballant les cadeaux, on pensait au père Noël. On en parlait beaucoup, même. Mais l’image du père Noël auquel on pensait était celle diffusée ad nauseam dans tous les journaux, sur toutes les chaînes. C’était le portrait d’un jeune homme de 22 ans qui avait fait irruption dans le gymnase de l’école du Ciel bleu, un 18 décembre, tandis que les enfants jouaient au ballon.

           Il semblait parfois que l’on savait tout de lui, désormais, à force d’entendre son nom sur toutes les lèvres. Ce père Noël ne remplacerait jamais l’autre, mais pendant quelques semaines, au moins, il l’a éclipsé. Il a fait oublier les gens qui tremblent de froid dans la rue, ceux qui souffrent sous la pluie des balles, il a fait oublier les politiques d’austérité et les mesures xénophobes, il a même fait oublier la série de défaites du Canadien.

           Il n’a même pas eu à vivre pour continuer d’exister, cet homme. Et même si, dans quelques mois, on ne parlerait jamais plus de lui dans les médias, cette année-là, cette année où il plut à Noël et encore au Jour de l’an, cette année-là on ne pensait qu’à lui. Ce père Noël qui, dans cette école qui n’avait exceptionnellement pas décoré son sapin, avait déchargé son arme sur des enfants avant de la retourner contre lui. Ce père Noël que les journaux à tirage et les bulletins de grande écoute, excités par cette tragique sensation, avaient hissé au statut de vedette.

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La farce – 2e partie

Retailles publie cette semaine la saga de l’École du ciel bleu, La farce, une satire médiatique fictive dont les personnages sont si réels que leur parole apparaît chaque jour sur le fil d’actualité de vos réseaux sociaux préférés. Vous trouverez ci-après la 2e partie du récit. Si ce n’est déjà fait, je vous invite à lire d’abord la 1ère partie, publiée mardi dernier.

La farce (UNE) - 2e partie

La boucle infernale

2e partie

            Rapidement, deux camps se sont dessinés, comme s’il était devenu dangereux de rester quelque part au milieu, ainsi exposé aux tirs fous des deux clans. Le débat, radicalement divisé, a aussitôt pris en importance. Et comme si les enjeux actuels ne suffisaient pas, chaque camp est allé creuser ses arguments dans la bonne vieille terre du passé. Ainsi, le lendemain, La Presse ajouta de l’eau au moulin :

Ce n’est pas la première fois que l’école du Ciel bleu cède aux remontrances de parents d’élèves. En 2013, une jeune fille a été exemptée de deux cours de musique, pour lequel elle devait apprendre le Minuit chrétien à la flûte.

              Dans la classe de Madame M, tout le monde savait que c’était la petite Dalia qu’on avait retirée du cours de musique, deux ans plus tôt. Et même si nulle part l’article ne suggérait que la plainte concernant le sapin de Noël venait de la même personne, il était facile de faire le chemin jusqu’au père de Dalia, ce fervent laïc d’origine turque qui avait la langue bien pendue.

            Irrité par l’article, le père de Dalia, Osman, communiqua avec le journaliste, condamnant « ses allégations déguisées » et pestant contre cet « être petit qui perdait son temps avec une cause vaine. » Le journaliste s’emporta à son tour et au terme d’une lutte de mots inutiles, compromis sa source. On finit ainsi par savoir que c’est le père de Hugo qui avait alimenté l’histoire du journaliste. En classe, le vendredi, tous parlaient du conflit qui tiraillait Hugo et Dalia.

            Pourtant, Hugo et Dalia n’avaient rien à se reprocher. Ils n’étaient pas les plus grands amis, c’est vrai, Dalia s’amusant avec les sportifs de la classe tandis qu’Hugo était plus solitaire, préférant dessiner seul ou jouer aux cartes avec quelques copains. Dalia avait même défendu mollement Hugo lorsque ses amis avaient tenté de la monter contre lui. Il est pas méchant. C’est son papa qui a dit des choses méchantes, pas lui. Et en effet, Hugo se faisait invisible en classe, comme pour se défaire de l’attention que l’intervention de son père avait générée. Pourtant indifférents l’un de l’autre, ils furent emportés par les forces qui les opposaient, malgré eux, et à partir de ce jour, Hugo et Dalia ne se sont plus parlés.

            Il y eut encore quelques articles dans les journaux durant la fin de semaine, mais tout le monde souhaita que ces deux jours loin de la tourmente de l’école permette le retour au calme. Que toute cette tension qui dictait désormais les rapports humains à l’école s’estompe et que la vie reprenne son cours normal. Après tout, peu de jours nous séparaient des vacances et il convenait d’être léger et enthousiaste. Sept jours s’étaient alors écoulés depuis ce courriel reçu par la directrice. Pour les enseignants, les parents et les élèves de l’école du Ciel bleu, tant de choses avaient été dites qu’il leur semblait que cette petite semaine avait duré un mois. Et pourtant, ce n’était encore que le début.

            Choi.fm, radio marginale dont le quartier général était à 300 kilomètres de l’école, eut envie d’y mettre son grain de sel. Un long plaidoyer des animateurs d’une ligne ouverte résuma simplement le débat : il suffisait de trouver l’auteur de la plainte pour régler la question. Il y avait, selon eux, trois candidats possibles. Le premier candidat était Osman, père de Dalia, dont on avait déjà tant parlé qu’il ne méritait plus de présentation. Les seconds en tête de liste étaient les parents de Kellya, cette jeune Attikamekh qui avait grandi dans sa communauté avant de déménager à Montréal, l’année précédente. C’était une fille timide dotée d’une grande sensibilité, qui malgré son jeune âge dessinait majestueusement. Ses parents étaient dans la liste parce qu’ils ne venaient jamais aux rencontres à l’école : on ne les avait jamais vus. Évidemment, ceux qu’on ne connaît pas sont toujours plus dangereux. Reste que pour les animateurs, les coupables recherchés étaient les parents de Léonard :

Cherchez pas les coupables chez les musulmans pis les indiens. Vous chercheriez trop loin. Les coupables c’est les gau-gauchistes du Plateau qui viennent s’installer à Hochelaga pour sauver du cash sur les taxes de leur condo. Y’a un petit gars, Léonard qui s’appelle, ses parents sont athées pis même pas baptisés, ils sont allés s’installer sur le Plateau quand c’était hip, pis y’ont achetés à Hochelaga quand y’a eu une boulangerie au coin de la rue, une SAQ avec des vins à 30 piastres à trois coins de rue pis un resto français de bourgeois à cinq minutes de vélo. C’est eux qui tue Noël, cherchez pas plus loin. On est les premiers responsables de notre perte. On se bouffe nous-même, on pile sur nous autres, on se tue. Parce qu’il faut intégrer tout le monde pis péter plus haut que le trou. Moi je vous demande : quand la gau-gauche va avoir sucé toutes les cultures du monde, frenché le Coran pis fourré tous les Québécois payeurs de taxes, qu’est-ce qui va rester de Noël, hein? Là, j’ai une paire de billets pour le show de Céline à faire tirer. Appelez-moi pour me dire c’est qui le coupable d’après vous, pis y’en un dans la gang qui gagne les billets. J’attends vos appels.

               Le téléphone ne dérougissait pas. On votait pour l’un ou l’autre des candidats, on riait et on s’apitoyait sur le sort de l’humanité. Puis, au milieu de l’exercice, une femme appela pour proposer des idées discordantes. Elle condamna une parole vile, ces animateurs qui gonflaient leur cote d’écoute en exploitant des pauvres enfants innocents, des parents qui faisaient de leur mieux. La voix brouillée par l’émotion, elle allait renchérir quand on coupa la ligne. Il y eut un silence de quelques secondes, puis les animateurs reprirent la parole, s’excusant de ce problème technique.

       – Pas de bonne humeur la madame.

– Ouin, a’ devait avoir le tampon imbibé pas à peu près.

– On va y souhaiter que son mari soit pas trop regardant. Une petite sauterie pour se calmer le bonbon, ça y ferait du bien.

               Les animateurs ne le surent jamais, pressés qu’ils avaient été à couper la ligne, mais cette femme était la mère de Léonard. Elle aurait voulu leur raconter, leur dire qu’ils avaient habité à neuf dans le six et demi sur le Plateau. Elle leur aurait dit que son mari et elle travaillaient dans le communautaire, faisant plusieurs heures bénévolement pour aider les plus démunis du quartier à s’en sortir. Ils avaient déménagé à Hochelaga pour se rapprocher du travail, simplement. Mais on lui avait coupé la parole, dans cette ligne ouverte où les voix, si unanimement, la lynchaient.

            Le lendemain, irrité par l’enflure médiatique et inquiet pour le quotidien de leurs enfants à l’école, un groupe de parents a fait irruption dans le bureau de la directrice, déterminé à connaître l’identité de la personne qui avait demandé à retirer les décorations du sapin de Noël. En entrant dans le bureau, le groupe était suivi d’un jeune loup de LCN, qui commentait la scène en direct, le micro fièrement planté dans sa main, le sourire bandé dans l’œil de la caméra qui ne ratait rien de la scène :

Une nouvelle initiative de parents cherche à secouer la crise qui remue l’école du Ciel bleu depuis quelques jours. Leur but est simple : découvrir l’identité du plaignant à l’origine du conflit et tenter de la raisonner pour qu’elle revienne sur sa demande d’accommodement. Seule personne au courant de l’identité du plaignant, la directrice de l’école est ce matin sous les feux de la rampe.

             Derrière lui, on voyait les parents argumenter avec la directrice. Au bout d’un moment, la caméra abandonna le sourire du journaliste pour piller la scène qui avait lieu derrière. Le micro, lui aussi, capta les mots des parents :

Qui, pour l’amour du bon dieu, qui vous a écrit cette lettre, qui vous a fait cette demande sans bon sang, qu’on le crisse dehors, qu’on foute des guirlandes dans notre sapin pis qu’on retrouve notre vie normale. 

            La scène s’éternisait, perdant de son intérêt. On retourna en studio auprès des commentateurs du quotidien, qui à nouveau furent interrompus, retrouvant les mêmes parents, sortant de l’école le poing levé, scandant à l’intention de la directrice :

Vous pourrez pas nous arrêter. On va faire sortir la vérité pis ramener l’ordre dans l’école. Vous avez perdu le contrôle depuis longtemps pis comptez sur nous : vous aurez pas votre job longtemps.

            Les parents ne furent pas seuls à revendiquer la tête de la directrice. Son poste fut mis sur la sellette aussitôt que le lendemain dans le papier incendiaire de la célèbre Denise Canardier :

Qu’a-t-elle à gagner, cette femme en fin de parcours? Pourquoi cette directrice d’école, qui a donné sa vie à l’enseignement public – 35 ans – refuse-t-elle de dévoiler l’identité du plaignant, cet empêcheur de tourner en rond, ce Machiavel des temps modernes qui se cache? Madame Lagardière, si vous l’ignoriez, prendra sa retraite à la fin de cette année. Pourquoi se fait-elle instigatrice d’un drame en gardant coûte que coûte le silence? Désire-t-elle briller de tous ses feux avant de gagner sa petite maison de campagne, à l’abri des regards? Il n’y aura pas de sortie de crise tant et aussi longtemps qu’elle gardera le silence. Son mutisme ne fait qu’empirer la situation : taire l’identité du coupable, c’est donner son assentiment à la bêtise.

              Les mots de Canardier ne restèrent pas longtemps sans réponse. Le lendemain, un étudiant en science politique à l’uqàm publia une lettre ouverte dans Ricochet :

Madame Canardier, une fois de plus, aurait eu avantage à rester hors du conflit. Dites-moi, qui est coupable? Il n’y a pas de coupable, il n’y a même pas de crime : il n’y a que des accusés. Quel est ce monde où le poids du nombre prévaut sur la voix de la sagesse? Rappelons-nous les paroles d’Albert Camus : « La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection des minorités. » 

            Le vendredi 11 décembre, il était impossible de trouver la directrice à son bureau. Elle n’y serait pas de la journée. Mais le lundi suivant, fidèle à ses habitudes, elle arriva à l’école de bon matin. Pas assez tôt, cependant, pour éviter les journalistes, qui semblaient ne jamais s’épuiser de lui poser les mêmes questions. D’un air décidé, presque serein, elle affirma :

Je n’ai rien à dire parce qu’il n’y a pas de nouvelles. On a pris une décision il y a deux semaines et on reste sur nos positions. On parle quand même juste de lumières dans un arbre. Vous devriez laisser les enfants tranquilles et arrêtez de faire du bruit dans le vide.

            Dans sa classe, Madame M tentait de retrouver un semblant de normalité, en vain. Il n’y avait rien pour calmer les jeunes, qui devaient toujours traverser un mur de journalistes en arrivant à l’école. On posta un gardien de sécurité aux portes de l’entrée principale, après que plusieurs journalistes y soient entrés pour filmer les classes, interroger les jeunes. Madame M enseignait, mais le cœur n’y était pas. Et puis, sans le vouloir, il lui était arrivé de regarder la classe en se demandant : Qui? Elle tentait de chasser ces pensées inutiles, mais comme les jeunes, elle n’y arrivait pas. À l’école du Ciel bleu, on n’apprenait plus rien, on se contentait de résister, en attendant que la tempête passe. Dans la cour, heureusement, la neige et ses jeux permettaient aux jeunes de retrouver des préoccupations plus simples qui, s’ils les avaient entendues, auraient rappelé aux plus vieux la futilité de certaines luttes : Heille, la neige est à tout le monde.

À suivre…
Surveillez la publication de la 3e partie lundi prochain!

La farce

La farce (UNE)

La classe de Madame M

1ère partie

            C’est quelque chose qu’on aurait pu oublier très vite. Une broutille, une revendication spontanée qu’on aurait traitée et classée en vitesse. Le temps aurait opéré sa magie et la paix serait revenue dans l’école. Dans la classe de Madame M, la petite Dalia n’aurait plus été laissée seule dans son coin et on n’aurait plus parlé dans le dos de Hugo avec des mots durs. Attablés avec leurs parents pour le souper, le soir venu, les élèves de cette petite classe de 3e année ne se seraient plus fait demander par leurs parents, pour la énième fois, si on avait décidé de remettre les décorations dans le sapin. Le grand sapin droit et fier dont le vert se distinguait de la façade grise de l’école du Ciel bleu qui, d’aussi longtemps qu’on pouvait se rappeler, était décoré au début du mois de décembre, pour mettre un peu la magie de Noël à l’école.

            Tout allait pourtant si bien dans la classe de Mariette, celle qu’on appelait affectueusement Madame M, avant ce lundi de novembre. La classe manquait parfois d’énergie, c’est vrai, en proie au manque de lumière de novembre, à la rigueur de ses pluies froides et à la redondance de ses nuances de gris. Mais pendant l’activité de décoration de Noël, la semaine précédente, les jeunes avaient bricolé et dessiné avec entrain, retrouvant la fébrilité qui les habitait à l’arrivée de la première neige. Mais la plainte est arrivée et tout a basculé.

            Un courriel attendait en effet la directrice en ce lundi matin, lui demandant « de retirer les décorations du sapin de Noël de la façade, qui rompaient avec le caractère laïque de l’école. » Ce n’était pas une plainte, mais une demande. Une nuance qui sera vite évacuée du discours, une fois repris par les journalistes. Personne ne savait d’où venait cette demande, sinon la directrice, mais était-ce vraiment important? On pourrait croire que c’était là une belle occasion de réfléchir avec les élèves sur les implications du vivre-ensemble mais, au contraire, ce fut là le début de la tragédie qui allait secouer la modeste école primaire du Ciel bleu.

            Sur l’heure du midi, la directrice convoqua Mariette pour une réunion d’urgence. C’était une situation qui concernait toute l’école, mais le courriel venait d’un parent de sa classe, il convenait donc d’en parler avant tout avec elle. La petite histoire ne dit rien des détails de leur échange, mais au terme de leur rencontre de plus d’une heure, elles décidèrent de retirer les décorations de Noël du sapin de la façade. Avec un empressement que certains chroniqueurs ne manqueraient pas de critiquer bientôt, la directrice convia le personnel de l’école à une rencontre dans le local des professeurs, le soir même.

            Le local était bondé comme rarement. Dans l’air flottait une odeur de café frais, qui rivalisait avec le souffle de la sueur d’une journée de travail. La directrice se tenait droite, sur une petite estrade au fond du local, avec dans sa main, quelques notes. Tous reconnaissaient les talents d’oratrice de cette femme, mais elle gardait toujours au creux de sa main quelques mots clés, chargés de la ramener sur l’axe principal de son discours, lorsqu’elle s’emportait.

            Le début de son discours présentait la situation exceptionnelle qui les avait réunis ce jour-là. Très tôt, elle affirma que les décorations du sapin seraient retirées, une décision qui provoqua de nombreux murmures dans le local. Sans fléchir, elle enchaîna :

En dépit des origines païennes de la décoration du sapin, il est vrai que depuis le 4e siècle, le sapin de Noël est associé à la chrétienté. Parce que l’école du Ciel bleu est un lieu inclusif où tout le monde y a une place égale, nous pensons que les lumières de Noël sont un symbole religieux qui n’a pas sa place sur le terrain de notre école.

Nous qui revendiquons depuis si longtemps la reconnaissance de notre identité comme peuple, nous qui désirons si ardemment ne plus être avalé comme société, comme culture, nous devrions être les premiers à vouloir protéger les minorités. Noël est un moment de solidarité et il serait peut-être temps d’écouter ceux qui se sentent exclus de la grande fête.

Par ailleurs, afin d’éviter la grogne des parents, et afin d’honorer nos traditions ancestrales, la visite du père Noël, prévue pour le 19 décembre, est maintenue. Cependant, je vous invite à prendre le temps de parler en classe des origines du père Noël et de faire appel à une tradition qui dépasse les limites de la chrétienté. Je serai disponible pour vous aider à aborder la situation en classe, ou pour toute autre question. Merci.

            Le lendemain, après que les professeurs eurent expliqué la situation aux élèves, le sapin fut dépouillé. Quelques élèves avaient osé contester cette décision – plusieurs professeurs étaient d’ailleurs en désaccords avec celle-ci –, mais on était encore loin de la colère du chroniqueur venu rencontrer la directrice. Loin, aussi, de la une que le Journal de Montréal allait tirer de la nouvelle : « Les enfants privés de Noël à l’école du Ciel bleu ». Dans sa chronique, Rodrigo Martinez se vidait le cœur, n’hésitant pas à généraliser la situation de l’école du Ciel bleu à l’ensemble du Québec, achevant ainsi sa tirade :

On ne sait pas si la directrice, dans son idée de la solidarité, cherchait à faire plier un groupe entier au caprice d’une personne. Ce qui arrive à l’école du Ciel bleu est un nouvel exemple de l’aplat-ventrisme québécois. On a créé un monde prospère, un monde libre, on vit dans une démocratie qui fonctionne et il faudrait s’excuser? Noël, à ce que je sache, n’a jamais tué personne.

            Le 3 décembre, lorsque les enfants quittèrent l’école sur le dernier souffle de la cloche, ce n’est pas les guirlandes de lumières qui ornaient la façade de l’école, mais les flashs des photographes et les phares des camions des médias. Par ce papier incendiaire, signé de la main de Martinez, l’infernale boucle du « dialogue » médiatique était enclenchée.

À suivre…

Surveillez la publication de la 2e partie ce jeudi.

La logique à deux balles

Policiers en civil

Cher policier sans nom,

            J’ai encore en souvenir les images douloureuses de ces gens qui se frappaient sans retenue. Dans la fureur de cris humains, la tourmente des sirènes et la fumée de feux épars, des policiers matraquaient des civils. Quelques fois, des civils prenaient un policier en souricière et, à leur tour et de toutes leurs forces, le rouaient de coups. La violence était telle que dans le branle-bas, malgré les uniformes, on ne distinguait plus les camps. Tout ce qu’on voyait, c’était une humanité qui se retournait contre elle-même.

            Ces images qui brûlent ma mémoire ne me viennent pas du Québec, mais de Bolivie. Remarque, ç’aurait pu être ailleurs sur Terre : un de ces moments de grands déchirements où les règles tombent et la violence prend le dessus. C’était en 2008, dans une crise qui a mené à une escalade de violence, une formule désormais tellement usée qu’on ne s’en étonne plus. Des escalades de violence, il y en a tous les jours, même au Québec : de cette discussion anodine qui tourne au vinaigre à cet accrochage entre deux automobilistes qui vire au poing. Mais ce qui m’inquiète davantage, ce sont ces escalades de violence qui définissent trop souvent les manifestations, depuis quelques années. Et j’aimerais comprendre, au lendemain de ce geste que tu as posé, ce qui t’a fait saisir ton arme pour menacer des gens qui n’avaient pour seule défense que leurs mots et leur espoir.

            Cher policier, je sais que tu as un nom. Mais parfois, quand tu es là, parmi les tiens, sous ton casque et derrière ton bouclier, il me semble que tu n’en as plus, de nom. Et, puisque nous y sommes, te déguiser en civil, te cacher derrière une cagoule : vraiment? Il faut bien l’avouer, tu as toi-même renoncé à ton identité. Tu n’as qu’un matricule, un numéro qui efface ton individualité au profit du groupe, de ton clan. Un peu comme les Yankees de New York, qui ne porte sur leur chandail qu’un numéro, sans noms, pour rappeler qu’ils forment une équipe. Ça a l’air beau comme ça, mais si cette équipe ne va nulle part, si vos leaders vous mènent sur le mauvais chemin, ne serait-ce pas bien de te rappeler ton nom, ta conscience, ton libre arbitre?

            Quand même, qu’on se le dise, je peux comprendre la tension d’une manifestation, le sentiment d’oppression que l’on peut ressentir, entouré d’une poignée de gens qui matraquent l’air de leurs mots. J’imagine bien l’inconfort de la situation, mais je ne comprends toujours pas. Que faisiez-vous là, tes collègues et toi, cachés derrière vos cagoules, brandissant à tue-tête la loi P-6 que vous enfreigniez vous-mêmes? Que faisiez-vous là, armés jusqu’aux dents, menaçants des gens qui défendaient la même cause que vous? Êtes-vous à ce point déchirés entre votre emploi et vos revendications qu’il vous faut vous déguiser en citoyens pour apaiser votre dilemme? Tu peux m’aider à comprendre? On ne vous entend pas, on ne vous entend jamais. On n’entend que vos chefs, qui parlent le même langage que nos dirigeants, dont les mots sont des canons pointés sur nous.

            Je te parle de ces images de Bolivie que j’ai en tête et il me semble que ton geste est exactement ce qui mène vers cette violence. Remarque, peut-être que je ne peux pas comprendre. Après tout, je suis un homme blanc, québécois et issu de la classe moyenne. À chaque instant de ma vie, je suis béni : mon intégrité physique n’est pas menacée. Il y a eu cette fois à Delhi, où j’ai passé à travers une foule de gens qui m’ont invité à quitter prestement, parce que même dans mon sourire luisait les canines de l’occident. Et puis cette fois dans la douche, où ma blonde avait tiré la chasse d’eau et que je craignais que l’eau devienne glacée. À part ça, je ne vois pas. Je suis tellement bien protégé, il est possible que je ne comprenne pas cette violence.

            Mais toi, tu peux comprendre. Tu sais ce que ça fait d’avoir le canon d’une arme pointée sur soi. Tu sais le pouvoir que peut avoir une arme dans ce monde et que le pouvoir vient toujours avec de grandes responsabilités. Et je veux bien chercher à te comprendre, à te pardonner s’il le faut, parce je sais que tu es loin d’être le seul responsable de tes actes. Je sais que pour comprendre l’escalade de violence de la situation, il ne suffit pas de retracer les événements de cette journée, de cette manifestation. Il faut penser à tous ces gestes qui ont fait augmenter la violence. À cette posture de répression que le corps policier adopte depuis quelques années, aux nombreuses confrontations que vos chefs vous ont imposées avec les manifestants, dans la rue. Il faut penser à tous ces sondages, à toutes ces harangues médiatiques qui demandaient que les manifestations cessent, à n’importe quel prix, fut-ce celui de taper sur des gens sans défense. C’est une escalade, rappelons-le, et on n’arrive pas au sommet sans d’abord grimper la montagne. Mais ce qui m’inquiète, c’est que je ne vois pas le sommet de cette escalade. Dis-moi, on s’en va où comme ça?

Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de me remémorer les images de la Bolivie pour penser à l’horreur et je m’en désole. Il suffit de réfléchir à l’armement toujours plus grand, toujours plus imposant du corps policier montréalais pour comprendre qu’il souscrit à une attitude de confrontation. Il m’est impossible de ne pas songer à la logique qui habite les défenseurs du port d’arme aux États-Unis. À cette logique qui suggère que le meilleur moyen d’enrayer la violence est de se protéger avec une arme. Plus d’armes. Si tu veux la paix, prépare la guerre, qu’ils disent encore.

            Depuis quelques années, nous assistons à une escalade de violence que nous refusons d’appeler répression armée. Certains ont perdu un œil, d’autres ne dorment plus la nuit, recroquevillés dans la peur, le traumatisme. Je ne sais pas encore de combien de nouveaux événements nous avons besoin pour comprendre que cette logique violente ne vaut rien. Cher policier sans nom, toi qui au bout de ta peur, dans le réflexe de ta main, as brandi ton arme pour te protéger, toi qui perds chaque jour un peu de ton humanité en participant à cette escalade, toi qui te retournes contre les tiens, que dirais-tu de poser les armes et de parler, enfin? Parce qu’il ne faut jamais, jamais plus, qu’une arme pointée contre un être humain soit la réponse à la peur.

 

Le temps de prendre le temps de prendre le temps

 

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Crédit photo: Michel Hébert

Vous en avez un vous aussi, un ami qui débute ses plus longs discours par : Je serai bref. Un ami qui, malgré toute sa bonne volonté, n’y arrive pas, n’y arrive jamais, à la brièveté. Parfois, vous lui posez une question et sa réponse vous surprend : elle tient en une phrase. Mais quelques minutes plus tard, il revient vers vous et corrige : J’ai repensé à ça, pis finalement c’est plutôt que… Lui a l’impression de faire le tour de la question, mais vous, au bout d’un moment, vous ne l’entendez qu’à peine, si bien que vous vous surprenez à vous demander, en votre fjord intérieur : Mais si seulement il s’écoutait parler, il comprendrait qu’il est temps de se taire.

Et moi qui suis à l’abri derrière mes mots, il me faut admettre que je suis parfois cet ami, qui s’enthousiasme et étire la sauce. Je suis celui qui prend des détours pour en arriver au fin fond de l’histoire, pour la simple raison que c’est souvent le détour qui m’intéresse plus que l’histoire elle-même. Et la preuve est là : je vous parle d’un temps élastique et de phrases trop longues, et pourtant ça n’a rien à voir avec ce pour quoi je vous écris aujourd’hui.

            Je me suis peut-être rendu compte de ce mauvais pli quelque part au début de ma vingtaine, niché dans les Pyrénées. J’étais avec un grand ami, qui avait le sens de la formule, un grand manitou des mots, et nous découvrions une partie de l’Europe à califourchon sur nos vélos. Au bout de quelques semaines de route, nous avions pris un bref répit de notre périple pour envoyer quelques cartes postales. Vous savez, ces petites photos qui, avant Skype et les réseaux sociaux, servaient à évoquer votre présence à vos amis, à votre famille, à vos collègues qui, moins chanceux, étaient restés au Québec. Il y avait à peine une heure que nous étions attablés sur cette terrasse avec vue sur le paradis, lorsque mon ami prit ses aises sur sa chaise en repoussant une volumineuse pile de cartes : Fini! Après avoir pris tout son temps pour contempler le paysage, il jeta un regard curieux sur moi. T’en as juste fait trois? En soupirant devant la dizaine de cartes qu’il me restait à écrire, il observa mon écriture bien tassée, débordant de l’espace de la carte, et ajouta : Une carte postale, c’est un clin d’œil. Tu devrais garder ça court. Un petit bonjour pis enwèye : next. Tu finiras jamais. Mais je ne pouvais pas. Dussé-je me donner mal au poignet de trop écrire, j’allais donner une partie de mon âme dans chaque carte, aller au fond des choses puis remonter doucement à la surface. Mais mon ami avait sûrement raison : une fois aimantée sur les portes de réfrigérateur de mes destinataires, on ne voyait toujours de mes cartes que la photo et, bien vite, on oubliait les mots que j’y avais inscrits.

Pourtant, j’ai fait ça toute ma vie et je n’imagine pas pouvoir faire autrement. Sur ces cartes de fête, sur lesquelles les gens se contentent généralement d’un original Bonne fête!, il y a toujours cette colonne de mots entassés – les miens. Sur ces quelques lignes d’un questionnaire qui doivent accueillir nos réponses, il y a toujours mes phrases qui débordent sur les marges, qui créent une ligne imaginaire me permettant de terminer ma réponse. Sur votre boîte vocale, c’est encore moi qui vous laisse un trop long message, m’emballant malgré moi puis raccrochant, après m’être excusé d’avoir été si long. C’est assurément ma faute, mais je vais faire un peu de déni et blâmer les mots. Car ce sont eux qui, par le rebondi de leur musique et la surprise de leur formule, me donnent cette ivresse de dire le monde et de le partager avec vous, pour nous rappeler à sa magie.

Et encore aujourd’hui, au bout de ces paragraphes, ayant butiné de parenthèse en parenthèse, après m’être permis la lenteur d’un souvenir et une surenchère d’énumérations, j’arrive tardivement au point final. C’est qu’enfin 2015 a épuisé sa banque de temps. Elle n’aura pas eu la chance de 2016 et n’aura pas un jour de plus. Et si je l’ai autant chérie, cette année passée, et si je me permets tous les rêves pour celle qui vient, c’est parce que je sais que peu importe, il y aura toujours les mots pour me tenir au chaud. Parce que les mots peuvent abriter tellement de violence, mais aussi combien d’amour, parce que les mots sont une force qui doit servir la cause de l’humanité et ne plus asservir autrui, parce qu’avec des mots on peut faire des jeux, mais aussi des maux, parce qu’enfin sans vous ces mots se regarderaient le nombril et sombreraient dans l’oubli, c’est avec eux que je vous souhaite une belle année 2016.

Je vous souhaite de prendre le temps qu’il faut. Ce temps qui vous fera plaisir. Pour écrire une carte postale, peut-être, ou pour chanter, danser, rêver, dormir, boire un café au lait, jouer, discuter, suer, marcher, avaler des flocons, aimer, voyager, jouir, peler une orange, regarder le ciel, jouer dans la neige, caresser, sentir, cuisiner, manger, boire, chuchoter des mots doux. Ce que vous voulez. Ce temps, il est à vous. À personne d’autre. Et on est chanceux, en 2016, on a un jour en prime. Prenons-le, lui aussi.

Bonne année.