Journal de quarantaine – Jour #43

Journal de quarantaine #43

Déconfiner le journal

Depuis quelques jours, aux côtés de l’acronyme CHSLD se trouve un mot qui prend de plus en plus de place : déconfinement. Le quand, le comment et le pourquoi restent à déterminer, mais en dépit des doutes, le phénomène semble inévitable et même imminent. Nous entamerons sous peu les premières étapes de ce déconfinement.

J’allais vous parler de la peur, de la prudence, de la force des symboles et des manifestations de la violence dans notre imaginaire, mais mon texte errait. Sa trame narrative, à l’instar du déconfinement promis, était floue. Je préfère le laisser reposer et le remettre à demain. Plutôt, je veux prendre acte du déconfinement graduel de mon journal.

Vous aurez remarqué que certains jours ont passé au cours desquels je suis resté silencieux. J’assumerai désormais ce silence nécessaire. J’ai lancé ce journal non pas par défi, mais par besoin. Besoin de m’inscrire dans le monde, de garder les ponts ouverts avec les autres et d’animer, dans la mesure du possible, une vie communautaire. Ces besoins sont en mutation et je ressens le besoin de retourner vers mes projets de création. De m’aérer l’esprit.

Le journal, après tout, est un genre confiné. J’ai beau vouloir l’ouvrir à tous les horizons, il s’inscrit dans un cadre donné, dans un lieu précis, enfermé dans la limite des mots. J’aime penser que les mots offrent un pouvoir illimité. C’est presque vrai, mais ils ne peuvent pas remplacer la présence d’un.e ami.e, le souffle du vent et la chaleur du soleil. Cela dit, je ne ferme pas les livres. Je vous prépare de nouveaux Portraits de crise et j’ajouterai de nouveaux billets, de temps à autre. Mais le rythme d’un texte par jour m’est insoutenable. J’ai besoin de respirer.

Cela dit, permettez-moi de vous inviter à un exercice amusant. Prenez un dictionnaire. Si vous n’en avez pas à portée de main, furetez vers celui que vous avez l’habitude de consulter en ligne. Cherchez-y ce mot : déconfiner. Oui, je sais : il ne s’y trouve pas. Certains dictionnaires vous renverront à l’idée de « déconfiner l’énergie nucléaire », mais pour le reste : rien. Si vous vous rendez sur Wikipédia, vous y verrez que le terme « déconfinement » est, de fait, un néologisme né de la COVID-19.

Est-ce à dire que nous étions auparavant confinés, sans possibilité de nous en sortir? Nous pourrions alors élaborer de grandes théories sur les avenues que nous offre ce néologisme. Comme si la pandémie avait créé une brèche dans le cloisonnement du monde et que la sortie de crise nous inviterait à un monde sans murs ni frontières, un monde ouvert. Un monde déconfiné. Ce ne serait que du vent, bien sûr.

Nous ne pouvons constater qu’un seul fait aujourd’hui : le déconfinement n’existe pas. Pas encore. Il faudra donc l’inventer.

Êtes-vous prêt.es?

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Journal de quarantaine – Jour #40

Journal de quarantaine #40

Illustration: Emmanuelle Loslier*

Portraits de crise n˚3 – Anne

Chez nous, on ne connait Anne que sous l’épithète de Super-Anne. Marraine d’allaitement de ma blonde, c’est elle qui, avec humour, confiance et professionnalisme, l’a guidée et rassurée, quand l’allaitement semblait mis en péril. Ma blonde dit que c’est la seule personne qui a vu ses seins avant de voir sa face. Chez nous, Anne a rapidement joui d’une aura particulière. C’est une protectrice, par son soutien précieux et sa présence joviale qui, chaque 2e jour du mois, nous envoie une pensée pour l’anniversaire de notre garçon.

En plus de son bénévolat de marraine, Anne est conseillère en soins infirmiers* dans la région montréalaise. Je ne vous en dis pas plus sur Anne, parce qu’en cette période de contagion, il peut être dangereux d’être démasquée. Ainsi donc, aujourd’hui, Super-Anne devient Anne Onyme.

Je la rejoins par vidéoconférence, in extremis ai-je envie de dire, parce qu’elle demeure sur un pied d’alerte, prochaine en liste pour aller prêter main-forte aux CHSLD de son secteur. Plutôt, je la retrouve au cœur d’une journée de congé fort méritée, dans sa maison peut-être un peu trop tranquille à son goût : « Je suis pas toute seule, je suis avec mon chat, mais la maison est vide, la maison est grande, sans ma fille. »

Au tout début du confinement, même si elle avait accès aux services de garde d’urgence – le père de sa fille, de qui elle est séparée, travaille lui aussi dans le milieu de la santé –, elle a préféré garder sa fille de cinq ans à la maison. Sauf que la difficulté de conjuguer leurs horaires compliqués et, surtout, la crainte d’être asymptomatique et de l’infecter les a forcés à revoir leur plan.

Sa mère lui a offert de la prendre chez elle et, dans l’élan, son frère est retourné auprès d’elles pour donner un coup de main : « C’est sûr que ma fille me manque beaucoup. On se fait des vidéoconférences une ou deux fois par jour et je me dis « Mon dieu mais t’as donc ben grandi! » Ça fait un mois qu’elle est là. Elle me dit qu’elle s’ennuie et qu’elle trouve ça dur, mais j’aime mieux ne pas vivre avec la possibilité que je pourrais lui refiler une cochonnerie. »

Sa fille ainsi placée en sécurité, le moral semble tenir le coup. Une confiance se dégage de cette femme et son discours tresse une pensée raisonnée qui lui évite, pourrait-on croire, de broyer du noir. Elle demeure néanmoins réaliste vis-à-vis de la situation : « D’une façon ou d’une autre, c’est plate ce qu’on vit là. C’est de la marde. Y’a personne qui a de fun. Tout le monde est stressé. Tout le monde dort mal. Tout le monde boit beaucoup. Mais on va le prendre une journée à la fois. » Voilà le mantra qui accompagne le quotidien d’Anne. Un. Jour. À. La. Fois.

L’espoir est là qui traîne ses mélodies heureuses et ses retrouvailles longtemps attendues, mais il semble un peu tôt pour se laisser berner par des promesses qu’il ne pourrait pas tenir : « C’est sûr que les points de presse du gouvernement sont de plus en plus positifs. Mais nous ce qu’on voit, ce n’est pas tout à fait compatible avec ce que le gouvernement suggère. Je te dis pas que les chiffres sont pas bons et qu’on nous cache des choses, mais disons que ce qu’on voit sur le terrain, c’est qu’on n’est pas sortis du bois. »

Alors, il ressemble à quoi, ce terrain? Ça a commencé par une spectaculaire réorganisation de l’hôpital. Un peu comme nous l’a expliqué Michel la semaine dernière, dans un autre contexte hospitalier, tout ça s’est fait très vite : « On a fermé des secteurs et on a divisé l’hôpital en trois secteurs : des zones chaudes, avec des patients positifs, des zones tièdes, avec des patients suspectés, et des zones froides, avec des patients suspects de rien qui font leurs petites affaires. Sauf qu’il y a des réorganisations constantes. Il faut sans cesse s’adapter à la réalité et au volume qu’on reçoit. Le ministère a demandé aux soins critiques, par exemple, d’être rapidement capables d’augmenter leur capacité de 300%. »

C’est cette adaptation perpétuelle qui est au cœur de tous les défis, m’explique-t-elle : « T’as pas le temps de te poser et, oups, juste à côté de toi, tout vient de changer. C’est facilement déstabilisant. » Elle ajoute que « la situation évolue rapidement, les consignes changent, nos connaissances du virus évoluent, et transmettre l’information est un des défis auxquels on fait face. » Un défi qui, pour l’instant, semble les dépasser : « Je vais parler pour mon hôpital, mais plusieurs des décisions prises par les gestionnaires ne se rendent pas assez vite jusqu’à nous et on est souvent mis devant le fait accompli. »

Pour la conseillère en soins infirmiers, la crainte du virus s’est manifestée d’une étonnante façon. Il faut parfois des stigmates physiques pour que nos consciences s’éveillent, et c’est précisément ces murs érigés en vitesse qui ont marqué son imaginaire : « C’était comme une scène de film d’horreur, où tout est tout croche, mal équarri, avec du duct tape pour tenir ça. Ça fonctionne, mais c’est vraiment des images fortes. Parce que tu sais, le patient positif, il a une jaquette d’hôpital avec un soluté, pis ça j’en ai déjà vu, ça m’effraie pas. C’est une image connue. Mais le gros plastique devant la porte, les lignes à terre pour éviter de passer à certains endroits, ça m’a frappée. »

Sans se plaindre, sans non plus être paralysée par la fatalité, mais plutôt investie d’une mission, acceptant la situation en le prenant une journée à la fois, une bouchée à la fois, elle me raconte ce quotidien larvé d’une anxiété à laquelle s’ajoutent les heures supplémentaires, tout ça dans un contexte d’adaptation constante.

Les défis sont nombreux, mais celui qui occupe son espace mental est cette aide attendue dans les CHSLD de son secteur. Déjà, quelques irritants compliquent l’intégration des renforts. L’horaire n’a pas été établi en collégialité, les premières équipes qui sont arrivées n’étaient pas attendues et, dans le branle-bas, l’aide s’est diluée. Étant donné les circonstances et la vitesse à laquelle tous ces ajustements sont appliqués, il est normal qu’une période de rodage soit nécessaire. Elle déplore cependant que les recommandations faites par des observateurs externes aient été déconsidérées : « J’ai compris que c’étaient des problèmes qui étaient déjà connus et qui n’ont pas été adressés. Donc, non seulement le feu est pris de façon catastrophique, mais c’est doublement insultant de se faire dire : on le sait mais on s’en est pas occupé. On va réagir à ça et essayer d’éteindre les feux du mieux qu’on peut, mais y’aurait pu avoir plus de proactivité et je pense – on ne le saura jamais –, mais je pense qu’il y aurait eu moyen d’éviter les dégâts davantage. C’est plate. »

Par-delà les problèmes structurels et la négligence politique, la perspective d’aller aider au CHSLD ne va pas de soi : « C’est sûr qu’un jour mon tour va venir. Je peux pas dire que j’ai peur, parce que j’ai confiance dans l’équipement. J’ai pas peur pour moi, mais j’ai peur, sur le plan humain, de ce que je vais voir par exemple. De la détresse humaine. Autant du côté des patients que du côté du personnel, qui sait pas, qui comprend pas et qui est pas outillé. Je pense que ça, ça risque d’être challengeant. »

Heureusement qu’Anne est bien entourée et que son équipe entend bien se serrer les coudes dans l’adversité qui les attend : « On s’est déjà fait des cellules de débriefe. Par exemple, ma collègue qui est là aujourd’hui termine à 19h et je lui ai dit : Quand tu sors tu m’appelles. Tu viendras prendre un verre sur mon balcon à 2m de distance, on va en parler et vider ça. »

Sur fond de crise, cette femme inspirante ose baisser la garde et nourrir un peu d’espoir quant à « l’après » : « On ne se souhaite pas de revivre ça, et on aura peut-être jamais la chance de refaire ça. Là on a une belle opportunité de repenser le monde. Saisissons-la comme il faut, prenons le temps de bien faire les choses. »

En attendant la promesse de cette fameuse lumière du bout, Anne se concentre sur l’instant présent. Elle se promet une journée de congé pour faire le vide, pour se reposer. Et au milieu du tumulte, dans son esprit vagabond, sa petite fille traverse la distance et vient cajoler son imaginaire, comme un réconfort mérité et longtemps attendu : « Ce qui me manque le plus, c’est de la bercer. De la prendre dans mes bras, pis de me coller. L’odeur de son cou. C’est ces petits détails qui me manquent le plus. Cette douceur physique là. » Pendant un bref instant, sa fille est un songe précieux. Un songe qui, chaque jour, s’étire un peu plus : « Elle est encore chez ma mère jusqu’à… jusqu’à… je sais pas. »

Emmanuelle Loslier* est architecte paysagiste, musicienne et artiste d’installation fascinée par l’art dans l’espace public. Son intérêt pour la communication visuelle et la force de l’image l’amène à mettre de l’avant l’illustration et la représentation graphique dans des projets diversifiés.

En complément :

Au fait, ça fait quoi, une conseillère en soins infirmiers? « Là je te donne la belle définition : Responsable du développement et de l’évaluation de la pratique infirmière. Dans le fond, on fait de la formation, on évalue la pratique pour voir si des corrections sont nécessaires. C’est un rôle de soutien clinique, mais je n’ai pas d’autorité hiérarchique. Par exemple, je peux te prendre à l’écart et te rappeler que les faux ongles c’est pas une bonne pratique, que ça peut blesser les patients et que ça peut transmettre des pathogènes, mais j’ai pas de pouvoir disciplinaire. »

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Journal de quarantaine – Jour #38

Journal de quarantaine #38

Une autre raison pour laquelle écrire

Pour tout vous dire, j’avais décidé de ne plus écrire tous les jours dans ce journal. Ce ne serait pas la première qu’un journal quotidien aurait des trous sur sa ligne du temps. Le Devoir n’a pas d’édition imprimée le dimanche. Les fériés offrent un répit généralisé aux quotidiens. Et puis, quand j’étais petit, il m’est arrivé de m’installer, comme chaque soir, dans ma cabane faite de boîtes et de couvertures, ou encore sous l’épaisseur de ma couette, à la lueur d’une lampe de poche, et de m’endormir avant d’y avoir écrit le moindre mot. Puéril syndrome de la page blanche.

Aujourd’hui, c’est différent, le projet des Portraits de crise me prend du temps – un temps qui m’est rare – et je le trouve important. Pertinent et stimulant. Je préfère biffer des entrées de journal pour m’y consacrer. Seulement voilà : ma grand-mère m’a fait hésiter dans ma décision.

La semaine dernière, dans la boîte d’épicerie qu’elle est allée lui porter, ma mère a glissé mes premiers textes de ce Journal de quarantaine. Ma grand-mère m’a raconté qu’après souper, elle s’était installée sur sa chaise de lecture avec en mains mes textes et un bon verre de vin. Elle est restée là plus de deux heures, à me lire. C’était comme si j’étais là, avec elle, et que je lui partageais mes pensées du moment, de cette même façon que je le faisais, quand j’étais haut comme ça et qu’elle me trimballait partout dans la ville.

À notre conversation suivante, elle m’a redit le plaisir qu’elle avait eu à me lire. Il faut savoir que mon grand-père, son mari, écrivait lui aussi, et que pour cette grande lectrice qu’est ma grand-mère, il y a quelque chose de familier et de réconfortant à lire les envolées de quelqu’un d’aimé. De reconnaître le timbre de sa voix et le chemin de sa pensée, à travers le rythme de ses phrases. Ça m’a fait plaisir, évidemment.

Je voulais lui dire que je pensais ralentir le rythme, mais elle m’a dit qu’elle avait hâte à la prochaine boîte d’épicerie. « Ta mère ne me donne pas tes textes au fur et à mesure… elle attend qu’il y en ait une dizaine. » Une dizaine! Le chiffre m’a fait peur. Mon garçon enchaînait les mauvaises nuits, j’étais fatigué, et soudainement, ces dix textes à écrire m’ont semblé une montagne. Or, j’avais soudainement une raison pour écrire : ma grand-mère.

Un premier cas de COVID-19 s’est déclaré dans sa résidence la semaine dernière. Trois autres se sont ajoutés depuis – dont deux parmi le personnel – et il n’y a aucune raison de croire que l’hécatombe s’arrêtera. En catastrophe, afin de limiter les dégâts, les résidents ont été confinés à leur appartement. À l’interdiction de sortir du bâtiment s’est ajoutée la terrible interdiction de sortir de leur appartement. Ma grand-mère qui avait l’habitude d’aller trotter – comme elle le dit si bien, presqu’en chantant – plus d’une heure  par jour!

Ça ne va plus très bien. Son équilibre se dérègle. Elle dit qu’elle s’habille encore pour sortir marcher sur son balcon. Mais c’est un balcon d’appartement, c’est tout juste si on peut y faire les cents pas. Elle ne me parle plus longtemps, trop essoufflée, dit-elle, probablement par une anxiété qu’elle n’arrive plus à calmer. Combien de gens mourrons-nous de n’avoir pas eu le droit de sortir? En raccrochant, la question me serrait le cœur.

En 2009, mon grand-père a fait paraître, dans Le Soleil, une lettre où il défendait le droit au suicide assisté. Quelques années plus tard, une vilaine grippe a mis à l’épreuve son cœur déjà amoché et, les poumons gorgés de sang, il a demandé à mourir. Chaque jour, pendant une semaine, il a réitéré sa demande. Les médecins étaient frileux à l’idée, sachant qu’il leur était possible de le sauver. Mais mon grand-père ne voulait rien savoir de vivre en chaise roulante, de vivre à bout de souffle, de vivre à moitié. La mort était là, à sa portée, il avait fait un bon bout de chemin, pour lequel il était plus que satisfait. Il lui semblait raisonnable de prendre la porte de sortie.

Les médecins ont finalement accepté de le laisser partir, dans les douces vapes de la morphine. Le matin, il discutait avec ses ami.es, à midi, il nous faisait ses adieux, et le soir, il était mort. Jusqu’à la fin, il a ri. Ça a été difficile de le voir partir, mais j’étais content pour lui. Qu’il ait, comme il le souhaitait, ce qu’on appelle une belle mort.

Sept ans plus tard, s’adressant à son urne, je me demande ce que ma grand-mère lui raconte. Privée du droit de sortir de chez elle, quelle est cette mort qu’on lui prépare? Combien de morts de plus créera-t-on en empêchant nos aînés de sortir de chez eux? Tous ces gens qui gardaient la forme en prenant des marches, qui avaient réussi à chasser la solitude, la lourdeur du deuil et la crainte de la mort en s’oubliant dans le souffle du vent, la chaleur du soleil et le chant des oiseaux?

Il ne reste à ma grand-mère qu’une télévision qui se gargarise au coronavirus, des livres qu’elle effeuillait déjà compulsivement, nos conversations téléphoniques et son appartement de trois pièces, prison sans barreaux.

Je crains que son balcon ne soit pas assez grand pour la garder en vie.

Je crains que mon Journal de quarantaine ne soit pas suffisant pour la garder en vie.

Plus que tout, je crains que sa mort, que j’appréhendais, qu’elle appréhendait, parce que la mort est attendue et qu’elle viendra forcément, tôt ou tard, je crains que cette mort soit précipitée, misérable et esseulée. Mon grand-père voulait que nous prenions soin de ma grand-mère. Je crains de ne pas être capable de lui offrir de mourir dans la dignité.

Le parc, à un coin de rue de chez ma grand-mère, ces arbres centenaires qui surplombent la rivière et ces petites rues résidentielles, faites des maisons qu’elle connait depuis des décennies, sont-ils si dangereux pour sa santé? Ma grand-mère est une adulte responsable qui, comme vous et moi, lave son épicerie et se désinfecte les mains compulsivement. Ne pouvons-nous pas organiser des sorties pour ceux et celles qui, comme ma grand-mère, ploient sous le confinement qu’on leur impose? Sans quoi, je crains fort que nous aurons, sur nos bras et sur nos consciences, la mort de gens frappés par la détresse, emportés comme de vulgaires dommages collatéraux.

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Journal de quarantaine – Jour #37

Journal de quarantaine #37

Pourquoi j’écris?

Je ne me souviens plus la première fois que je l’ai entendu, mais c’était il y a bien longtemps. J’étais alors très jeune – peut-être trop? Ma mémoire est confuse et peine à trouver une cohérence à cette ligne du temps qui semble trouée. J’étais un enfant, on me demandait ce que je voulais faire plus tard, ce à quoi je répondais invariablement jouer pour les Canadiens. On m’encourageait, on croyait en moi. N’allez pas croire que j’avais la moindre des chances, mais il serait idiot de briser des rêves d’enfants, n’est-ce pas?

Mon souvenir fait alors une ellipse et, dans la case suivante, je suis grand, j’affirme que je veux écrire, et on me répond que ça va être difficile. Que c’est difficile pour tout le monde, c’est vrai, mais écrire… Écrire? Ouf. « Tu ne voudrais pas plutôt trouver une voie avec plus de débouchées? », suggérait-on.

J’ai eu peur. Je me suis dit que journaliste ferait l’affaire – à cette époque-là, on ne se doutait pas que les journalistes en baveraient autant –, mais j’ai vite compris que la petite colonne des nouvelles n’était pour moi. Je ne voulais pas seulement écrire, je voulais créer. Avec un ami, qui caressait à peu près les mêmes ambitions, on se disait qu’à trente ans, dans le pire des cas, il ne serait pas trop tard pour abdiquer et devenir professeur de cégep. Évidemment, c’était de l’arrogance juvénile, il y a des écrivain.es accompli.es qui sont aussi professeur.es. Et puis, quand on abdique, la plupart du temps, on n’a pas encore trente ans.

Je suis allé au cégep en Arts et lettres et là, oh, combien de fois l’ai-je entendu? On nous enseignait la littérature, on nous épaulait dans notre création, et dans le même élan on nous décourageait de poursuivre sur cette voie. Je ne connais personne de ma cohorte qui n’a pas décidé de mettre le frein. Et pourquoi pas? C’est ce qu’on nous suggérait de faire.

J’ai gagné l’université en caressant l’évidence : je serais d’abord professeur. Je m’amusais à structurer des plans de cours. J’envisageais les œuvres que je ferais lire, tentais de trouver des angles d’approche accrocheurs. Je me disais que l’été, certainement, j’aurais le temps d’écrire.

J’ai donc poursuivi en littérature, où j’ai entendu, encore et encore, que c’était un milieu difficile. Un milieu de peu d’élu.es. On nous apprenait que l’inspiration, ces vers soufflés par des nymphes sur le toit de l’Olympe, appartenait aux siècles passés. On nous disait de ne pas croire au génie créateur, que l’art était affaire de travail, d’engagement, qu’il fallait écouter Boileau et se pencher encore plus souvent sur notre création que sur le bol quand l’envie de chier nous prend.

La mise à mort du génie et de l’inspiration aurait dû être une bonne nouvelle : elle impliquait que n’importe qui pouvait être artiste. Mais c’était aussi un espoir pervers. Ça se bousculait désormais aux portillons et tant de monde, trop de monde, pouvait et voulait devenir artiste. Ce ne serait pas facile. Oh non. En comparaison, jouer pour les Canadiens me semblait un rêve accessible. Pourquoi avais-je abandonné si tôt?

Quelques-un.es de mes ami.es sont devenu.es professeur.es. J’ai vu leur temps fondre comme du beurre dans la poêle. Le temps, cette arme si précieuse quand on veut créer. J’ai eu un doute. Après le bac, j’ai pris une pause pour écrire. J’en ai tiré une novella qui, plus tard, est devenue un roman. Ne le cherchez pas, je ne l’ai pas publié. J’ai entrepris ma maîtrise, pas tant par intérêt que par nécessité : c’était ce qu’il me fallait pour devenir prof. Mais il était trop tard, l’écriture m’avait repris dans sa volupté. Je voulais être libre. Je voulais créer.

J’ai lâché les études. Ça a été le début d’une longue errance. J’avais très peur. Depuis si longtemps, on me disait que la décision que je venais de prendre était la mauvaise. Je découvrais le monde adulte en marchant à contre-courant, c’était angoissant. À trente ans, je n’étais ni professeur ni écrivain. J’ai capoté.

Mais j’ai poursuivi, et me voici. C’était vrai, ce qu’on m’avait dit. C’est difficile. C’est très difficile. Souvent injuste. Il y a quelques moments de grâce, mais il faut savoir trouver soi-même son bonheur. Accepter la précarité. Il ne faut pas regarder trop loin devant, faire un petit boulot d’appoint pour payer les comptes. C’est la vie. Je doute souvent. J’essuie les refus. Mais je suis incapable de ne pas baisser la tête et de continuer. Je fonce. J’aime ce que je fais. Au diable les obstacles qui voudraient m’en empêcher.

Normalement, j’aurais profité du confinement pour travailler sur mes projets. Pas de farce, j’ai deux romans, un recueil de poésie et un recueil de nouvelles qui demandent une dernière réécriture. J’ai d’autres projets qui me trottent dans la tête, que j’ai hâte d’entamer. Ce temps d’arrêt de travail aurait pu être une félicité. Évidemment, avec mon fils à la maison, le temps n’est pas si abondant, mais quand même. Pourtant, il m’a semblé que mes projets m’auraient déconnecté du monde. Je voulais plutôt garder le lien avec le monde extérieur. Construire des ponts, plutôt que m’enfermer entre mes murs.

J’avais raison. J’ai fait une merveilleuse découverte. Dans mon parcours académique, tant de fois on m’a parlé du pouvoir des mots. On m’a appris comment aborder la violence la plus totale, celle qui semble innommable. On m’a appris comment des mots avaient tué des gens, nourri des révolutions, changé des mentalités. On m’a appris combien les mots pouvaient être chargés, mais combien, aussi, il pouvait être dur de les porter. Mais jamais on ne m’a appris à quel point ils pouvaient faire du bien.

Je me suis lancé dans mon projet de Portraits de crise par instinct. Il y avait là quelque chose qui m’animait, quelque chose d’intéressant à dire, de belles rencontres à faire. Comme d’habitude, je voyais grand. Il y a tellement de gens que j’aimerais rencontrer et tout autant de portraits à faire. Le temps manquera, évidemment, mais en attendant, j’ai découvert les mots bienfaiteurs. J’apprécie habituellement les commentaires qui félicitent mes textes, confirmant que j’ai bien travaillé et que j’ai touché les gens, mais cette fois, les commentaires qui m’étaient les plus précieux étaient ceux qui s’adressaient à Michel. Tous ces gens qui étaient fiers de Michel, qui le remerciaient et l’encourageaient.

Cette fois, je ne fais pas briller les mots pour ce qu’ils sont. Je ne mets pas de l’avant mon effort, mon talent ou ma sensibilité, je fais rayonner quelqu’un. Je permets d’attirer l’attention sur la brillance de quelqu’un. Ça me comble plus que tout. Et aujourd’hui, porté par ce bonheur tendre, je regrette tous ces gens qui se sont adressés à mon orgueil et à mon ambition, me répétant que des jours difficiles m’attendaient. Peut-être me communiquaient-ils l’amertume de leurs déceptions? Il me semble qu’il aurait été beaucoup plus constructif de me dire combien, par mes mots, je pouvais embellir le monde, attirer l’attention sur sa lumière et souligner sa beauté, afin d’inspirer les autres.

Écrire, après tout, peut être un don. Pas un don venu du ciel, qui s’incarne dans un génie créateur. Plutôt, un don de soi, comme un cadeau qu’on offre aux autres. Les prophètes de malheur qui cherchaient à me détourner de l’écriture se trompaient. Tandis que nous vivons des jours difficiles, une fois de plus, écrire me rend la vie plus douce, plus paisible.

Le prochain portrait est sur la table à dessin. En attendant, je vous donne rendez-vous ici, demain.

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Journal de quarantaine – Jour #35

Journal de quarantaine #35

Crédit photo: Michel Hébert

Le crépuscule des vieux

Je me répète, je sais. Aujourd’hui, une fois de plus, je n’écrirai pas. Je suis en train de travailler sur le prochain Portrait de crise et, heureusement ou malheureusement, ça prend tout le temps que j’ai. Plutôt, je vous propose l’œuvre d’un grand homme. Il me renverse à chaque fois, par sa sensibilité et sa façon de dire ce qui ne se dit pas, avec une langue qu’il trafique, pour en souligner les paradoxes. Je vous recopie le texte ci-après, mais franchement, vaut mieux l’écouter. Suffit de cliquer ici, c’est beau et brûlant de pertinence!

« Des fois, j’ai hâte d’être un vieux.
Ils sont bien, les vieux, on est bon pour eux, ils sont biens.

Ils ont personne qui les force à travailler; on veut pas qu’ils se fatiguent.
Même que la plusssspart du temps, on les laisse pas finir leur ouvrage.
On les stoppe, on les interruptionne, on les retraite fermée.
On leur donne leur appréhension de vieillesse et ils sont en vacances….

Ah! Ils sont bien les vieux!

Et puis, comme ils ont fini de grandir,
ils ont pas besoin de manger tant tellement beaucoup.
Ils ont personne qui les force à manger.
Alors de temps en temps, ils se croquevillent un petit biscuit
ou bien ils se retartinent du pain avec du beurre d’arrache- pied,
ou bien ils regardent pousser leur rhubarbe dans leur soupe…

Ils sont bien…

Jamais ils sont pressés non plus.
Ils ont tout leur bon vieux temps.
Ils ont personne qui les force à aller vite;
ils peuvent mettre des heures et des heures à tergiverser la rue…

Et plus ils sont vieux, plus on est bon pour eux.
On les laisse même plus marcher… On les roule…
Et puis d’ailleurs, ils auraient même pas besoin de sortir du tout;
ils ont personne qui les attendresse…

Et l’hiver… Ouille, l’hiver!
C’est là qu’ils sont le mieux, les vieux;
ils ont pas besoin de douzaines de quatorze soleils…

Non!
On leur donne un foyer, un beau petit foyer modique qui décrépite,
pour qu’ils se chaufferettes les mitaines…

Ouille, oui l’hiver, ils sont bien.
Ils sont drôlement bien isolés…
Ils ont personne qui les dérange.
Personne pour les empêcher de bercer leur ennuitouflé…

Tranquillement, ils effeuillettent et revisionnent leur jeunesse rétroactive;
qu’ils oublient à mesure sur leur vieille malcommode…

Ah! Ils sont bien…!

Sur leur guéridon, par exemple, ils ont une bouteille, petite, bleue.
Et quand ils ont des maux, les vieux, des maux qu’ils peuvent pas comprendre,
des maux mystères; alors à la petite cuiller, ils les endorlotent et les amadouillent…

Ils ont personne qui les garde malades.
Ils ont personne pour les assistés soucieux…
Ils sont drôlement bien…!

Ils ont même pas besoin d’horloge non plus,
pour entendre les aiguilles tricoter les secondes…

Ils ont personne qui les empêche d’avoir l’oreillette en dedans,
pour écouter leur coeur qui grelinde et qui frilotte,
pour écouter leur corps se débattre tout seul…

Ils ont personne qui…

Ils ont personne… »

Rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #34

Journal de quarantaine #34

Oeuvre: Banksy

Retailles de la semaine

Vous avez été généreuses et généreux envers moi. J’ai reçu des beaux témoignages, sincères et touchants, qui m’ont recentré au cœur du vivant. Je me sens choyé, habité par votre énergie, et j’ai envie de partager tout ça avec vous. Mais aujourd’hui, la journée va manquer d’heures au compteur et je vais plutôt rester à l’abri de mon écran, pour habiter cette autre vie où on peut encore braver le 2 mètres et sentir la peau de l’autre.

Cela dit, j’ai envie de vous partager quelques trucs. Du beau, du laid et quelques niaiseries, que voici :

Banksy

Qui est-il? On ne sait pas. Les marchands font ce qu’ils peuvent pour récupérer son œuvre et l’avilir dans l’odeur de l’argent, mais il ne semble pas s’en formaliser, poursuivant son combat et son œuvre, singulière et accessible. Je l’aime beaucoup et il vient de pondre ça.

Triptyques

Vous savez, ces idées niaiseuses qui nous visitent dans l’ordinaire des jours? Ces jeux de mots, ces répliques assassines qui arrivent trop tard? Hier matin, en me levant, j’ai concrétisé deux d’entre elles.

Triptyque de confinement - F LegaultTriptyque Stade

Les mots!

On dit qu’une image vaut mille mots. La photo qui vient de remporter le World Press Photo 2020, ironiquement, rend compte du pouvoir des mots. Il me semble d’ailleurs qu’on peut presque les entendre.

La bêtise

Quand j’ai lu cet article, j’ai pensé, peut-être par besoin de me rassurer, à ce passage d’une chanson d’Avec pas d’casque : « Comme toi l’ours / n’est pas vraiment violent / il a peur ». L’histoire ne dit pas, par ailleurs, si les ours sont menés par un sociopathe qui attise leur peur.

Inspirante réplique

Quand j’étais au primaire, il y avait une série de livres portant sur des fortes personnalités de l’histoire. Chacun d’eux avait comme sous-titre « un excellent exemple de… ». C’est une série qui m’a beaucoup marqué et je serais curieux de relire ça. En attendant, cet article fait état d’un excellent exemple de leadership.

Rendez-vous ici, demain.

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Journal de quarantaine – Jour #33

Journal de quarantaine #33

Illustration: Emmanuelle Loslier*

Portraits de crise – Michel Hébert

Il y a longtemps que vous connaissez Michel Hébert. Du moins, son œil attentif aux spectaculaires scènes de l’ordinaire quotidien, sa sensibilité à la lumière et ses cadrages précis, qui nous donnent l’impression d’être là, tapis quelque part dans ses paysages à couper le souffle, ou voyeurs privilégiés de ses tendres portraits. Vous connaissez son art, donc, parce que plusieurs de mes textes de Retailles ont été illustrés par ses photographies. Or, il y a quelques semaines que Michel n’a pu sortir dehors, appareil-photo pendu à son cou, préoccupé et occupé à son emploi : médecin généraliste à l’hôpital de Verdun.

La magie de la vidéoconférence m’offre un premier choc : Michel n’a plus de barbe. À première vue, c’est là un fait anodin, sauf que voilà une quinzaine d’années qu’il porte l’attribut poilu. Soudain, son sourire prend toute sa place, à l’aise dans ce visage dénudé : « Il fallait que je me rase, pour assurer l’étanchéité des masques. » S’adapter, voilà le mot d’ordre que dictent les conditions de la pandémie.

Pour celui qui est médecin de famille assigné à l’hôpital de Verdun, à l’urgence et aux soins palliatifs depuis 10 années, cette crise a commencé en janvier : « J’étais dans l’anticipation de tout ça depuis assez longtemps. Quand j’en parlais, surtout aux amis du corps médical, on ne partageait pas mes craintes. Je me suis même acheté un gros sac de riz en février et tout le monde riait de moi – sans méchanceté là. Et aujourd’hui, évidemment, je n’ai pas particulièrement envie de leur mettre sur le nez que j’avais raison. »

Les jours ont passé, puis quelques semaines, et soudainement, ses préoccupations ont trouvé des allié.es : « Ce qui a créé le gros déclic, en tout cas dans la communauté médicale, c’est ce qui s’est passé en Italie. Quand les médecins sortaient pour dire « Écoutez-nous! », on a eu peur que ça arrive ici. » Il dit alors avoir reconnu, chez les autres, cette anxiété qui le tourmentait depuis quelques temps. « Une attente inquiète », comme l’impression que le ciel pouvait leur tomber sur la tête à tout instant.

Pour lui, la réorganisation structurelle à laquelle s’est prêtée l’hôpital lui a permis de sublimer une partie de son anxiété. Malgré le besoin d’adaptation aux nouvelles procédures et la lourdeur du climat ambiant, il y avait quelque chose de rassurant dans le fait de se mettre en marche : « C’est comme une prophétie autoréalisante. C’est anxiogène, mais quand ça a commencé, j’étais comme prêt dans ma tête et, c’est con, mais de se mettre à l’action, ça a fait du bien. »

Il souligne qu’au cœur du branle-bas qui avait cours pendant la réorganisation de l’hôpital, la mobilisation du personnel était totale. C’est quelque chose qui reviendra souvent au cours de notre entretien : « Ça a été beau de voir tout le monde se mobiliser pour organiser des nouvelles procédures, de voir les gens s’entraider d’une unité à l’autre. Tout le monde était volontaire. Et efficace! »

Or, c’est après cette réorganisation qu’une éclosion de cas de COVID-19 s’est déclarée, sabotant leurs efforts et imposant de nouveaux ajustements. Le médecin généraliste était assigné aux soins palliatifs, où deux patients étaient en fin de vie, quand il a appris que les visites des proches seraient désormais interdites : « Je revenais de l’hôpital dans une Communauto, pour éviter de prendre les transports en commun. Je me souviens que j’allais rentrer dans le tunnel quand j’ai reçu un appel de l’hôpital. Je me suis rangé en catastrophe sur le bord de la route pour le prendre, et c’est là qu’on m’a annoncé que l’hôpital était en éclosion. On m’a aussi dit que les visites seraient impossibles. Je savais pas trop quoi répondre, j’ai raccroché et je suis reparti sur l’autoroute en écoutant les nouvelles. J’ai pensé aux deux patients qui mourraient sans voir leurs proches et je me suis mis à brailler. Je braillais et je me disais que mes mains étaient peut-être contaminées et que je pouvais pas les mettre dans ma face. Ce bout-là, ça a été rough. »

Une fois de plus, les équipes des différentes unités se sont mobilisées pour trouver des solutions, et ces deux patients ont pu mourir auprès de leurs proches. Cet épisode a néanmoins fait réaliser au médecin l’ampleur du désastre à venir : « Je pensais pas que ça toucherait nos patients. Je visualisais des patients atteints de la COVID isolés, mais pas les autres, ceux que je suis depuis longtemps et qui sont en phase terminale. Ça a été un choc. »

En parallèle, l’éclosion à l’hôpital a créé une grande période d’instabilité : « On s’est mis à recevoir une centaine de courriels par jour du CIUSSS pour nous informer des différentes mises-à-jour. Y’a un jour on nous disait que pour tel type de situations, fallait porter un masque N95, et le lendemain, on se faisait dire le contraire. Tu viens que tu te demandes : c’est parce qu’on a appris de nouveaux éléments sur le virus ou parce qu’il nous manque de matériel? Ça aussi, ça a créé de l’anxiété. »

Sans se plaindre, il m’avoue que c’est un travail qu’on ramène chez soi : on ne peut pas effacer les tracas de ces patients aux soins palliatifs pendant le chemin du retour à la maison. Il avoue s’être senti « plus à cran, de répondre plus sec et d’avoir eu parfois des difficultés de concentration. » Puis il m’invite, par la parole, à ces soirées avec sa blonde et ses deux enfants, la routine du dodo et le souper, quand il s’interrompt : « Deux minutes! » Il court dans les escaliers, son ordinateur dans les mains : « J’ai un jambon au four! »

Quand il revient à moi, on rit. Ça fait du bien. Heureusement, le jambon n’est pas brûlé. « Où j’en étais? », qu’il me demande. Il enchaîne plutôt sur la situation des CHSLD : « Y’a des zones différenciées, mais je ne sais pas si on a déjà pu tester tous les patients. Y’a sûrement plus de cas asymptomatiques qu’on croit et des gens qui se retrouvent dans la mauvaise zone. »

Malgré ses inquiétudes, il a donné son nom pour aller prêter main-forte : « Mais le matériel de protection est-il suffisant? Des fois je me fais des scénarios, je me dis que je vais l’attraper, je vais être asymptomatique et là je vais le donner à des personnes âgées dans l’unité verte. » Ses scénarios le hantent visiblement : « Ça c’est mon stress ce soir. Je me fais plein de scénarios où je répands le virus malgré moi. Je veux aider, je veux pas nuire. Je veux pas empêcher de tourner en rond, mais je prends tellement de précaution à l’urgence, ça me semble absurde d’aller m’exposer sans matériel de protection dans une unité un jour « verte »… qui ne l’est soudainement plus le lendemain ».

Son front ne s’obscurcit pas longtemps et, contre la noirceur, il reprend le chemin de la lumière. Il me redit tout ce qui l’éblouit, au quotidien, en ces temps incertains : « Ce que j’ai trouvé très positif dans les dernières semaines, c’est tous ces gens qu’on côtoie à chaque semaine et qui, en temps de crise, se révèlent. Toutes les ressources dont ils disposent. Leur engagement, leur sens de l’initiative. Comment les gens réagissent à l’adversité, comment ils sont disponibles pour aider les autres. À l’hôpital, ça a pas été parfait, mais il a fallu tout changer presque du jour au lendemain. Pis on l’a fait. »

Il n’en démord pas : son regard sur ses collègues n’est plus le même. L’anxiété, les craintes et les drames sont bien réels, mais cette rumeur qui chante la bonté des anges-gardien.nes l’est tout autant. C’est là le sentiment qui reste aux dernières lueurs de notre échange, cette volonté réitérée de venir en aide, de se serrer les coudes et de passer au-travers de la crise, ensemble : « Je sais bien que c’est notre travail, mais de voir tout le monde venir travailler avec la même volonté, de rentrer le soir à la maison en ayant peur d’infecter leur famille, pis de revenir le lendemain et de recommencer, je trouve ça beau. »

Emmanuelle Loslier* est architecte paysagiste, musicienne et artiste d’installation fascinée par l’art dans l’espace public. Son intérêt pour la communication visuelle et la force de l’image l’amène à mettre de l’avant l’illustration et la représentation graphique dans des projets diversifiés.

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Journal de quarantaine – Jour #32

Journal de quarantaine #32

Crédit photo: Tom Magliery

Revue de presse

En attendant le prochain portrait de crise, je vous invite aujourd’hui à d’autres paroles. Ainsi, petite revue de presse.

Les êtres s’envolent, les écrits restent. Luis Sepulveda, auteur du Vieux qui lisait des romans d’amour, a succombé à la COVID-19.

Depuis le début de la crise, je me pose cette question que plusieurs posent depuis tant d’années. Nous manquons de personnel, pourquoi alors ne pas faire appel à ces gens formés ailleurs? La réponse ici.

L’acronyme le plus populaire depuis quelques jours : CHSLD. Un texte drôlement écrit, mais néanmoins fort touchant.

Aurélien Barrau milite depuis plusieurs années avec verve, aplomb et pertinence. Ici, il se répète un peu et souffre parfois d’enflure verbale, mais on le comprend d’être un peu essoufflé. Malgré la pertinence de son propos, on refuse de l’entendre. Découvrez-le ici.

Rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #31

Journal de quarantaine #31

Crédit photo: Anne Holmes

Les lois abolies

31 jours. 31 jours estropiés, comme une éclipse étrange sur notre ligne du temps. Ces 31 jours correspondent-ils à un mois? De quel réseau de sens, de quel mode temporel ces 31 jours se réclament-ils? Appartiennent-ils au cycle normal des jours, à la révolution de la lune autour de la Terre, au douzième d’une année, ou ne sont-ils qu’une accumulation de jours mis ensemble bout à bout, en marge du monde, indifférenciables et insignifiants?

Ces derniers jours, j’ai vu des visages s’allonger. Des timbres de voix, habituellement enjoués, perdre de leur musique. Le décor à ma fenêtre, malgré le printemps, tarde à se redonner des couleurs. Nos balises, nos repères habituels, se sont égarés. Nous qui, par habitude ou par nécessité, plantons des drapeaux de certitudes sur le calendrier, nous nous retrouvons soudainement désemparés. Le fil des jours dans lequel notre quotidien s’inscrit semble appartenir à un univers parallèle. 31 jours : est-ce la fin d’un cycle ou un moment comme un autre, dans ce confinement dont la durée nous est inconnue?

Les mots « demain », « hier » et « la semaine prochaine » sont des concepts devenus caducs, qui semblent ne renvoyer à rien. Sans ancrages, éparpillés dans le temps, nous avons cette impression d’une vie soudainement insensée. Comme si cette halte temporelle ou, plutôt, sa répétition systématique ne pouvait pas correspondre au schéma prescrit par la vie. La vie avance, or nous voici immobilisés.

On ne peut pas tromper une impression, mais peut-être est-ce cette idée qu’il faudrait remettre en question? Nous vieillissons, le chiffre dans la colonne des années augmente, nos enfants grandissent : forcément nous allons vers l’avant. Mais au fond, qu’est-ce que c’est : avancer?

Nous avons longtemps embrassé la notion de progrès, caressant l’idée que ce qui était devant, forcément, était mieux. Il faudrait demander au cheval, qui a passé une partie de sa vie à poursuivre une carotte, ce qu’il tire de son expérience. Nous avons hâte à la fin du confinement, évidemment. Mais qu’y a-t-il pour nous, aujourd’hui, dans cette situation étrange?

Nos parcours sont plus erratiques que ne peut en témoigner une simple ligne du temps. Le temps file, certes, mais suivons-nous nécessairement son rythme effréné? À la manière de Philippe Sollers, nous pourrions conjuguer nos verbes à tous les temps – je me confinais, je me confine, je me confinerai –, cela n’empêcherait pas la vérité crue et immuable qui nous accapare : nous voilà confinés, dans l’espace comme dans le temps. Pouvons-nous faire germer un infini de cet arrêt obligé?

Je n’ai pas de réponses aujourd’hui. Moi aussi, je suis un peu fatigué. Mais je doute de cet avenir dans lequel nous nous projetons. Cyril Dion, coréalisateur du documentaire Demain, disait cette semaine : « Souhaitons-nous réellement un retour à l’anormal? » Comme tout le monde, j’ai hâte que l’on retrouve notre liberté, mais il faudrait faire attention de ne pas confondre notre désir d’en finir avec le confinement avec un empressement aveugle à revenir à ce monde qu’il nous semble avoir mis sur pause.

« Si l’on m’apprenait que la fin du monde était pour demain, je planterais quand même un pommier. » Ce n’est pas de moi, mais de Martin Luther King. Nos journées se confondent. Le temps se morfond. La vie semble à l’arrêt. N’est-ce pas le temps de planter ses semis et de se demander : demain, qu’est-ce?

Justement, je vous donne rendez-vous ici, demain.

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Journal de quarantaine – Jour #30

Journal de quarantaine #30

Illustration: Florence G. Ferraris*

Portraits de crise – Grand-maman

Hier, j’ai appelé ma grand-mère. J’essaie de l’appeler plus souvent que d’habitude, pour combler sa solitude, mais aussi pour me combler, moi, de sa présence. Habituellement, nos entretiens téléphoniques sont très courts. Au bout d’un moment, en plein milieu de la conversation, parce qu’elle craint de m’importuner – même si, évidemment, c’est moi qui l’ai appelée –, elle prétexte que je dois m’occuper de mon garçon, que j’ai du travail à faire et des repas à préparer, et elle raccroche, comme ça, sans que je n’aie pu lui répondre. Je reste planté là, avec mes questions en travers de la bouche, ahuri de m’être ainsi fait raccrocher la ligne au nez.

Évidemment, depuis le temps, je me suis habitué. De toute façon ma grand-mère ne fait rien comme les autres, surtout au téléphone. Quand elle répond, elle est déjà en train de parler, comme si la conversation était entamée depuis quelques minutes. Les formalités, elle ne s’en embarrasse pas. Sauf que depuis quelques semaines, nos conversations s’étirent, peu à peu. Je devrais m’en réjouir. Enfin, je peux prendre le temps d’assouvir ma curiosité et, surtout, au moment de raccrocher, j’ai le temps de lui dire qu’on pense à elle. Et que je l’aime.

Quand mon grand-père est mort, après une soixantaine d’années de vie commune, un grand pan de son existence s’est effondré. Elle s’est retrouvée seule, certes, mais surtout, elle a perdu ses repères. Au bout de soixante ans, on a pris quelques plis, deux ou trois indécrottables habitudes, si bien que pour reprendre le cours d’une vie de célibataire, il faut beaucoup d’énergie et de courage. D’autant qu’on fait tout ça avec un immense deuil sur le cœur. Ma grand-mère n’était déjà plus dans sa première jeunesse, et il n’était pas rare de l’entendre dire que bah, elle pouvait bien mourir, rendu là.

Mais voilà, sa mère est morte à 101 ans et il faut croire que c’est une affaire de famille. Grande lectrice, grande marcheuse, elle passe à travers ses journées en plongeant dans les feuilles, celles de ses romans et celles des arbres. La mort fait partie de son vocabulaire et, bien sûr, il lui arrive de s’ennuyer, mais l’orgueil a du bon. C’est une battante, ma grand-mère. Elle marche le dos bien droit et le regard vif. Elle se dit sauvage, mais elle parle à tout le monde, curieuse, une main sur leur épaule, comme un pont tendu. Elle vieillit, mais rien n’y parait.

Je ne vous dis pas son âge, elle ne me le pardonnerait pas. Il y a longtemps qu’elle ment sur sa date de naissance et, en vérité, elle a beau jeu de le faire. Je me souviens qu’un jour, un médecin l’avait regardée longuement, comme surpris. Quand un médecin vous observe longtemps avant de parler, c’est toujours un peu inquiétant. Sauf qu’au bout d’un moment, il avait dit :

– Madame, y’a une erreur à votre dossier. Pourriez-vous me redonner votre date de naissance s’il-vous-plait?

Cette fois-là, ma grand-mère avait dit la vérité, mais le médecin ne l’avait pas crue. Des fois, la vérité n’est pas vraisemblable. En littérature, on appelle ça l’effet de réel, une théorie que l’on doit à Roland Barthes et qui, si je la simplifie à mon avantage, me donne toute licence pour mentir, pourvu que ça ait l’air vrai. En tout cas, disons qu’il lui arrive de soustraire quinze ans de son curriculum et que les gens n’y voient que du feu. Celui dans ses yeux.

Hier, ma grand-mère ne mentait plus sur grand-chose. Elle m’a parlé des corridors vides de sa résidence, des gardiens qui barrent la porte, de la grande salle à manger qu’on a vidée de ses tables. Quand elle a dit que tout ça « ressemble à la fin du monde », je savais qu’elle n’exagérait pas.

Le confinement nous est difficile. Le temps s’étire et le bout du tunnel nous parait loin, mais quand on s’imagine y arriver, notre imagination fleurit. On peut voir notre vie reprendre, avec ses difficultés et ses tracas, certes, mais une vie qui offre encore ses promesses de beauté. Pour ma grand-mère, ce confinement qui s’étire et dont la conclusion ne semble pas pour bientôt, c’est peut-être bel et bien la fin du monde. Du sien, du moins.

Et puis elle m’a parlé de la peur. Celle que transmettaient les médias. Celle que Legault faisait naître, même à mots couverts, et qui a fait son chemin dans les murs de sa résidence. « Ici, les gens ont peur. » Elle a répété ça plusieurs fois. Les gens sont emmurés dans leur appartement, ils ne sortent plus. Ma grand-mère en profite pour prendre de longues marches dans la résidence, s’assied pour lire devant le feu au rez-de-chaussée, mais ce n’est pas comme le grand air, comme cette rivière qui gigote dehors et ces arbres qui dansent.

Parce qu’elle n’avait pas encore raccroché, j’ai réussi à lui demander des nouvelles de sa voisine de palier. C’est une amie qu’elle voyait régulièrement, mais elle ne lui parle désormais que par téléphone. Ma grand-mère, qui aime tant toucher les gens. Cette amie se terre tout le jour durant dans son appartement et, à la tombée de la nuit, quand il n’y a plus personne dans les corridors, elle sort, le souffle court, apeurée d’être dans un lieu public et prenant garde de ne toucher à rien, au cas.

Puis elle m’a dit qu’elle était chanceuse d’aimer autant lire et qu’elle pouvait au moins oublier les heures dans ses livres. Quand on se parle, souvent elle me répète que c’est la littérature qui la sauve. Chaque fois, je lui dis que moi aussi, je trouve que les mots sont un excellent refuge. Et aujourd’hui, j’avais envie de mêler un peu les cartes et, de mes mots, créer un refuge où ma grand-mère existerait toujours.

De cette bulle intemporelle, paradoxalement, je vous donne rendez-vous ici, demain.

Florence G. Ferraris* est journaliste indépendante depuis 2011. Elle aime collectionner les morceaux d’histoire et les cailloux qui traversent sa route. Touche-à-tout, elle a un penchant naturel pour les enjeux urbains et environnementaux. Quand elle ne joue pas avec les mots — ou avec sa mini tornade de trois ans — elle s’amuse à se perdre en ville afin d’en révéler les secrets les mieux gardés. Depuis le début du confinement, elle se découvre des talents d’équilibriste entre le télétravail et la parentalité ; les prochaines semaines devraient l’aider à le peaufiner.

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