Faire œuvre collective

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L’homme est souvent enclin à penser que l’ordre dans lequel il vit est naturel. Les maisons devant lesquelles il passe en allant au travail lui paraissent être des rochers enfantés par la terre plutôt que de fragiles produits des mains humaines.

Czeslaw Milosz

Encore une fois, le calendrier est allé au bout de lui-même. Il a tourné la page sur 2018 en nous laissant faussement l’impression de nous offrir une page blanche, un renouveau. L’année qui s’achève s’inscrit telle une rupture, un repère pour s’arrêter et faire le bilan de ce qui nous habite et qui appartient désormais au passé. Il nous semble alors que ce qui s’étire devant s’inscrit dans un monde nouveau, où les événements qui nous agiteront seront inédits.

La suite du monde, pourtant, n’a que faire de cette date qui change. 2018, 2019… y a-t-il une si grande différence? Le coup de minuit, qui a marqué la nouvelle année, contenait-il une mélodie salvatrice, une potion pour les peines que nous charrions et les bonheurs que nous espérons reproduire? En vérité, le passage d’une année à l’autre n’est rien de plus, pour reprendre la formule acrobatique de notre roi déchu, Philippe Couillard, « qu’un changement dans la continuité ».

Ce moment est toutefois heureux en cela qu’il nous incite à un état qui nous définit trop rarement : l’ouverture. Puisque le temps se retourne contre lui-même, pourquoi ne pas nous-mêmes pivoter sur nos fondations, se poser un instant et observer ce qui nous entoure. Prendre le pouls de ce qui nous anime. La nouvelle année n’a pas encore affiché ses couleurs, Trudeau n’a pas encore dit « Because it’s 2019 » et en effet, tout est possible.

Pour ma part, je prends acte des premiers ébats du Nouvel An sur le bord de la mer. Les raisons qui m’y ont amené ne vous intéresseront pas, mais peut-être apprécierez-vous cet arbre effeuillé, isolé, à la lisière de la plage et de la bordure verdoyante qui longe les maisons. Un tout petit arbre chétif qui, à vrai dire, n’aurait attiré l’attention de qui que ce soit en d’autres circonstances. Seulement voilà, à l’approche de Noël, quelqu’un a eu l’idée de glisser un coquillage troué sur une de ses branches. Peut-être était-ce l’initiative d’un enfant, qui a sacrifié l’une des pièces de sa collection; peut-être était-ce nos voisins, retraités, qui cherchaient à combler l’absence de sapin dans la maison; ou un adolescent amoureux, espérant de ce geste attiser les sentiments de sa bien-aimée. Qui sait?

C’était un geste gratuit, anonyme, qui n’appelait à aucune suite. Pourtant, ce jour-là, le lendemain, et encore le surlendemain, d’autres l’ont reproduit, décorant cet arbre qui, aujourd’hui, se trouve peuplé de plusieurs dizaines de coquillages. L’arbre semblait mort, ses racines desséchées par le soleil et le sable chaud, mais voilà qu’il revit d’un nouvel éclat. Et dans la brise du large, à défaut de caresser l’air de ses feuilles, il carillonne de tous ses coquillages.

Les gens sont nombreux à s’arrêter pour contempler cette œuvre improbable. La mer scintille d’un soleil généreux, les oiseaux chantent les merveilles du paysage et la plage s’étire dans le lointain, encaissant le ressac des vagues. Tout, ici, est magnifique, mais c’est cet arbre qui vole dorénavant le spectacle.

Il n’aurait que peu d’intérêt si seule une personne l’avait coiffé d’un coquillage, mais l’initiative a fait boule de neige. Quelqu’un a posé un geste qui semblait pertinent, et il a paru normal, aux gens qui passaient, de poursuivre le travail, de s’inscrire dans le mouvement. Cet arbre est devenu le symbole d’une communauté, spontanée et éphémère, faite d’inconnus qui le resteront. Sur cette plage où les heures se noient dans le flot des vagues, ils se sont arrêtés et se sont laissés prendre par cette impulsion qui leur semblait impérative : participer à la beauté du monde.

La beauté n’est pas notre seule préoccupation, mais il ne faudra pas la perdre de vue, dans l’année à venir. Sa présence est fragile et elle peut rapidement s’étioler sous les colonnes de chiffres, nos velléités de productivité et un repli sur nos peurs. Mais elle est peut surgir de partout. Il suffit d’être attentif. Accepter l’errance, même quand la situation le commande le moins; se prêter au jeu, même sans connaître les règles; oublier notre âge, nos allégeances politiques, sociales et identitaires. La beauté est féconde et autour d’elle, on cherchera à se rassembler. À entretenir des rapports respectueux avec l’environnement. Nous appartenons à plusieurs communautés, après tout, et par son inspiration, ensemble, nous avons la capacité de ressusciter les arbres morts et d’en faire des œuvres collectives, qui inviteront à la contemplation et inspireront nos suivants.

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