Laferrière au bout du tunnel

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J’ai réellement découvert Dany Laferrière au moment où j’errais dans la rédaction de ma maîtrise. Je travaillais sur la Trilogie des Mongols de Jean Basile parce je trouvais qu’on n’en parlait pas assez et, coincé entre mes piles de livres, j’en étais venu à me demander si je ne surthéorisais pas une œuvre qui avait d’abord parlé à mes tripes. Pire, je me demandais si je faisais ça pour les bonnes raisons.

Par prétendue rigueur, je m’empêchais de lire autre chose que la littérature concernant mon sujet d’étude, une grave erreur de jeunesse qui m’a mené à une écœurantite et à une bien triste question : aimais-je encore la littérature? Finalement, au terme de quelques mois amers, j’ai finalement cédé, me plongeant pour la première fois dans le Montréal caniculaire de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Plus jeune, j’avais lu L’odeur du café et Le charme des après-midi sans fin, et tandis que j’avais encore le souvenir de la langueur de journées chaudes, du sourire tranquille de Da sur son balcon, du café qui roucoulait à l’intérieur et des élans répétés de la mer, je ne connaissais pas ce souffle jazzé, ces rues montréalaises sanguines au tissu social fondu dans la sensualité des corps.

Exalté, j’ai enfilé Chronique de la dérive douce, Je suis fatigué, Le cri des oiseaux fous et Pays sans chapeau. Alors, toujours aussi emporté, plutôt que de crier « Au suivant! » sans réfléchir, je me suis arrêté. Le point était marqué : aucun doute, je ne vivrais jamais sans ces histoires de tous les lieux, le souffle des mots et l’intimité des livres. Pour remercier Dany Laferrière, je lui ai écrit. Une lettre manuscrite, sans adresse de retour, par romantisme j’imagine. Je ne voulais pas qu’il se sente tenu de me répondre. Il m’avait écrit assez souvent, c’était mon tour.

Dany Laferrière de l’Académie française

C’était il y a six ans. Depuis, j’ai poursuivi la lecture de cette œuvre qui ne cesse de proliférer, menant l’enfant de Petit-Goâve jusqu’à l’Académie française, si bien qu’il semble désormais impossible de le nommer sans y adjoindre l’épithète immortel. Voilà un bien grand mot, si vous me permettez la parenthèse, attribué à des académiciens qui, pas plus que vous et moi, ne sont à l’abri de la mort. Les écrivains appartiennent au monde des mortels et c’est de là qu’ils puisent toute leur force, leur pouvoir de vérité. On n’écrit pas contre la mort, ou peut-être, au mieux, contre un peu d’oubli. Est-ce que les Inoubliables, ça ne faisait pas assez sérieux pour ces gens de l’Académie?

Il reste qu’il y a un prix à payer pour appartenir à la bande des immortels : le poids des attentes. Jean-Paul Sartre, en refusant le Nobel en 1964, a offert un avertissement au nouvel académicien : « Toutes les distinctions que l’écrivain peut recevoir exposent ses lecteurs à une pression que je n’estime pas souhaitable. Ce n’est pas la même chose si je signe Jean-Paul Sartre ou si je signe Jean-Paul Sartre, prix Nobel.[1] » Cette mise en garde concerne la pression de la réussite : le succès demande de nouveaux succès. Mais il énonce surtout l’allégeance qu’un écrivain témoigne soudain à l’endroit d’une institution.

Désormais, on dira Dany Laferrière… de l’Académie française. Il appartient à une institution qui s’inscrit dans le monde, dicte certaines conduites, en condamnent d’autres. L’écrivain, aussitôt, n’est plus aussi libre. C’est pourquoi Sartre affirmait que « l’écrivain devait refuser de se laisser transformer en institution ». La liberté, voilà ce que doit revendiquer un écrivain.

L’œuvre immortelle d’un écrivain faillible

On a si souvent demandé à Laferrière d’où il venait. Il aurait fallu, plutôt, lui demander où il allait. C’aurait été alors possible de saisir que l’homme n’avait pas l’intention de rentrer dans les rangs et qu’il irait, tête baissée et poing levé, là où il l’entendait. Ainsi s’est-il proposé, avec son dernier projet, Autoportrait de Paris avec chat, de « varier sa cible » en nous offrant un livre dessiné, quelque chose que, de son propre aveu, il ne « sait pas faire » [2].

Œuvre hybride entre la chronique et la vignette, au travers desquelles se glissent quelques dialogues, panégyriques et citations, ce livre est avant tout un hommage aux artistes et êtres d’exception qui ont façonné, influencé et ouvert la voie au parcours de Laferrière. Hélas, nombreux sont les topos sur les artistes qui s’apparentent à une page Wikipédia, où on attend la mise en lumière d’un trait oublié, cette répartie ou cet effet de surprise auxquels Laferrière nous a habitués. En vain.

La facture du livre, attrayante, ressemble à un cahier de notes, où l’auteur aurait jumelé mots et dessins dans un fouillis orchestré. Rédigé d’une main mal assurée, le texte se lit parfois avec difficulté, les mots ajoutés et les ratures n’aidant en rien. Les dessins, qui entretiennent des affinités avec l’art brut, se perdent très vite dans l’accumulation. Heureusement, ils ajoutent un peu de couleurs à des mots qui en manquent cruellement.

L’écrivain est allé où personne ne l’attendait et il faut saluer son audace. Ce pied-de-nez à l’institutionnalisation de son nom et de son œuvre est une leçon de liberté. Elle rejoint celle de Renaud qui, aux lendemains de son succès, avait chanté : « C’est sûrement pas un disque d’or / ou un Olympia pour moi tout seul / qui me feront virer de bord / qui me feront fermer ma gueule[3] ». Laferrière, à sa façon, a réaffirmé son indépendance. Il ne sait pas dessiner, alors il dessine. Il ne connait pas bien Paris, pourtant il écrit un livre sur la capitale française. Il s’est habitué à la machine à écrire et à l’ordinateur, rendant sa calligraphie brouillonne : il écrit donc à la main.

Sartre disait « qu’aucun artiste, aucun écrivain, aucun homme ne mérite d’être consacré de son vivant, parce qu’il a encore le pouvoir et la liberté de tout changer. » Avec son Autoportrait de Paris avec chat, Laferrière a tenté un coup double. Démontrer qu’il était possible de se soustraire du poids d’une institution ou, plus ambitieux encore, qu’il était possible d’utiliser sa liberté individuelle pour ouvrir l’institution à de nouveaux horizons.

Laferrière clôt son œuvre en répondant au lectorat qui souhaitait « un grand livre d’académicien » par une prise de position : « Au lieu de cela, je recule, ici, jusqu’à l’enfance de l’art.[4] » L’œuvre de Laferrière crée une brèche dans le canon traditionnel de l’institution qu’il vient de joindre. Son œuvre constitue une réponse à Sartre et nous offre une grande leçon : il ne faut pas craindre l’imposture. Mais quel dommage, quand même, que cette liberté revendiquée ait mené à un mauvais livre.

P.S. Vous me pardonnerez l’utilisation du masculin pour évoquer les écrivains de l’Académie. À ce jour, seulement neuf femmes, contre plus de 700 hommes, y ont été admises. Il serait d’ailleurs temps de corriger tout ça.

 

 

[1] Toutes les citations de Jean-Paul Sartre sont tirées de sa lettre de refus du Nobel

[2] Les deux citations de ce paragraphe sont tirées d’une entrevue accordée au Devoir : https://www.ledevoir.com/lire/524813/dany-laferriere-ou-l-immortelle-enfance

[3] Renaud SÉCHAN, Où c’est que j’ai mis mon flingue, Album : Marche à l’ombre

[4] LAFERRIÈRE, Dany, Autoportrait de Paris avec chat, Boréal, Montréal, 2018, p.314