Journal de quarantaine – Jour #16

Journal de quarantaine #16

La communauté morcelée

Je vous ai déjà parlé des Chaloupes, mon club de hockey du dimanche, mais je ne vous ai pas tout dit. Plus qu’à une équipe, je me réclame d’une ligue : la Kzom. Le lien qui unit les joueurs.ses de cette ligue existe probablement ailleurs – souhaitons-le –, mais en ce qui me concerne, il est plutôt inédit.

Quand on lutte pour la victoire, semaine après semaine, quand une Coupe est en jeu et que les participant.e.s sont animé.e.s d’un fort sens de la compétitivité, il n’est pas naturel de développer des liens avec les autres équipes. C’est pourtant le tour de force qu’ont accompli les deux créateurs de la ligue, Mathieu Beauchamp et Charlie Phaneuf, leur digne héritier, Mario Durocher, ainsi que toustes ceulles qui, dimanche après dimanche, se dévouent à la concrétisation de cette journée de hockey, emmuré.e.s dès 9h le matin jusqu’à 22h le soir.

La Kzom fêtera cette année ses dix ans. Ça n’a pas été facile, au départ, d’instaurer un climat de saine compétitivité. Une sorte de safe space sportif. Il fallait définir une ligne claire délimitant le désir de gagner et le respect de l’autre. Le hockey, particulièrement, baigne dans une culture nourrie de coups en bas de la ceinture et de trash talk (aucune traduction ne me satisfait, vous avez des suggestions?). En d’autres mots : si tu ne te fais pas prendre par l’arbitre, tu as toute licence… Mouvement contre-culturel, donc, la Kzom a dû, à ses débuts, renvoyer des équipes qui refusaient de se conformer à ce nouvel état d’esprit. Encore aujourd’hui, quand de nouvelles équipes se greffent à la ligue, les ajustements ne se font pas sans heurts. J’en ai entendu, des gars dire à l’arbitre qu’on ne jouait pas à la ringuette…

En organisant des activités parahockey, en instaurant une communication joviale et ouverte entre arbitres et joueurs.ses, au prix de beaucoup d’efforts et, surtout, avec beaucoup de passion, la Kzom a réussi à créer une communauté. Les joueurs.ses se connaissent et se respectent. Plusieurs s’appellent par leur prénom et il arrive que des joueurs adverses se félicitent pour leurs prouesses. Tout ça, je vous jure, avec une intensité élevée et un très grand désir de gagner. Oui, c’est pas mal beau.

Mais voilà, ce matin, j’ai appris que l’un de nos adversaires, un franc-tireur hors pair que je n’ai jamais vu sans son bandeau sportif, est coincé en Inde. J’en ai passé, des dimanches, à lui courir après, et il m’est arrivé, trop souvent, d’être aux premières loges de ses buts. Mais aujourd’hui, le hockey semble appartenir à un autre monde.

Lui, sa blonde et leurs deux enfants ont gagné l’Inde au début de janvier. Aussitôt que les recommandations gouvernementales ont prescrit un retour au pays, ils ont acheté leur billet de retour. Trois billets, à vrai dire. Les trois vols ont été annulés et les voilà isolés, dans des conditions bien loin de celles que nous connaissons ici. Loin de leur toit, leur nid, leur abri. Loin de leurs amis, de leur famille. Loin de chez eux.

Je sais que le gouvernement canadien travaille pour ramener ses citoyen.ne.s au pays. Des vols spéciaux ont été organisés pour les rapatrier du Pérou, de l’Équateur et de l’Algérie. J’imagine que la tâche est complexe. Colossale. La France, l’Allemagne et l’Ukraine ont réussi, en nolisant autobus et avions, à rapatrier leurs citoyen.ne.s coincé.e.s en Inde. Plus de 15 000 Canadien.ne.s attendent que leur sort connaisse un pareil dénouement.

Une pétition circule présentement pour mettre de la pression sur le gouvernement pour concrétiser le retour de Maxime Ouellet, Sara-Nadine Lanouette, leurs enfants et leurs concitoyen.ne.s, pris dans cette angoissante situation. Comme vis-à-vis de bien d’autres situations, je me sens bien impuissant, mais faute de mieux, je vous invite à ajouter votre nom à ces efforts désespérés.

En attendant de bonnes nouvelles, je vous redonne rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #15

Journal de quarantaine #15

Crédit photo: Art DiNo

L’antichambre de l’école

C’était il y a bien longtemps. Je n’avais pas un rond ou, plutôt, j’étais aussi riche que ma carte de crédit et, avec un ami, je parcourais l’Italie à vélo, une tente sur notre porte-bagage. Nous avions rendez-vous en Suisse, chez l’oncle de ce dernier, et parce qu’il était plus dispendieux de faire la route à vélo qu’en train – le temps, c’est de l’argent, qu’ils disent –, nous avions capitulé de nos bonnes vieilles réguines à deux roues pour nous rendre à la gare. Nous avions vingt ans, les cheveux longs – ou, en ce qui me concerne, des cheveux – et avions l’habitude de payer un tarif réduit étudiant. Or, la billetterie de la gare n’en affichait aucun.

– Monsieur, quel est votre tarif étudiant? (en italien, bien sûr)

– Ah, vous savez, en Italie, tout le monde est étudiant, parce que tout le monde apprend tous les jours.

Je n’ai jamais oublié cette formule, qui nous a arraché un sourire et le peu de marge qu’il restait à notre crédit. Et aujourd’hui, tandis que plusieurs professeurs.es de cégep sont de retour au boulot – certains.es en « journée d’encadrement » et d’autres, carrément, en enseignement –, c’est cette formule qui est au cœur de mes réflexions. Vous direz que je prends des détours, mais n’est-ce pas ce que nous faisons dernièrement : jeter un œil du côté de l’Italie afin de mieux prendre les décisions qui nous concernent?

Ainsi donc, le plan est de « retourner en classe » au plus tôt. Comme le disent nos voisins d’en bas : « Desperate times call for desperate measures. » Le ministère de l’éducation a mis aujourd’hui en ligne des outils pédagogiques pour les étudiants.es des niveaux primaire et secondaire, tandis que la situation de la formation post-secondaire relève des institutions. Dès le jour 1 de la fermeture des classes, des cours universitaires se sont « normalement » poursuivis en ligne. Par ailleurs, au cégep, plusieurs institutions agissent comme s’il y aurait un retour en classe le 1er mai, un scénario plus qu’improbable, tandis que d’autres imposent la continuation des sessions, coûte que coûte.

Les obstacles sont nombreux. Certains cours techniques demandent l’accès à du matériel, rendant l’enseignement en ligne impossible. Bon nombre d’étudiants.es n’ont pas accès à un ordinateur ou une connexion internet suffisamment rapide. Certains.es sont malades ou vivent un niveau d’angoisse élevé. Plusieurs se retrouvent avec des enfants à la maison, parmi lesquels on dénombre des parents en situation de monoparentalité ou des gens dont le ou la conjoint.e travaille à plein temps. Voilà les conditions d’apprentissage dans lesquelles se retrouvent un grand nombre d’étudiants.es. Un trop grand nombre, pourrait-on dire.

Et que dire des conditions d’enseignement? Il faut d’abord admettre que la pédagogie, atténuée par le médium de l’écran, ne sera pas au même niveau. Mais on peut souffrir certains décalages : le problème n’est pas là. Combien de professeurs.es devront enseigner avec leurs enfants à la maison? Combien de professeurs.es malades, angoissés.es ou monoparentaux? La situation se répète de l’autre côté de l’écran, après tout.

Mais voilà, on ne le dira jamais assez : « Desperate times call for desperate measures. » Il faut justifier les diplômes, préparer les sessions à venir, livrer la marchandise de nos savoirs et octroyer des notes. En somme, il faut faire fi des événements, profiter des bienfaits de la technologie et nous élever. Être plus grands.es que nature. S’armer de résilience, comme si c’était un slogan, et reprendre le tracé parfait de nos parcours académiques, parce que la machine infernale de nos vies normales ne peut subir aucun retard.

J’exagère? Peut-être. Mais la reprise des cours me semble un calque de cette productivité qui, au cœur de nos sociétés, est pourtant mise à l’arrêt en ce moment. Que gagnerons réellement les étudiants.es à poursuivre ainsi leur cursus? Ne pourrait-on pas plutôt les inviter à du matériel pédagogique à consulter sur une base volontaire? Pourquoi ne pas admettre un trou dans la formation académique et, dans le cas de notions nécessaires à la poursuite des études – cours préalables par exemple –, les intégrer au cours suivant? Ce n’est qu’une idée parmi d’autres, mais est-ce équitable, raisonnable et réaliste d’envisager la reprise des cours pour toustes? Je ne crois pas.

Pourquoi performer notre quarantaine? Plutôt embrasser son rythme, écouter cette crise qui paralyse le rythme insoutenable de nos sociétés et admettre nos limites. L’éducation est fondamentale. Elle doit être au cœur de nos préoccupations. Mais ces semaines – ces mois, peut-être – ne devraient-elles pas être l’occasion d’apprentissages parallèles? De développer d’autres intelligences? Pourquoi ne pas rater un cours pour faire du bénévolat? Pour appeler un parent forcé au confinement ou redoubler d’aide pour le maintien heureux et sanitaire de la maison? Nous apprenons tous les jours, c’est vrai, mais les apprentissages les plus riches ne sont pas toujours là où nous les attendions.

Qu’en pensez-vous? Je suis curieux. En attendant vos réponses, je vous donne rendez-vous ici, demain.

 

 

 

Journal de quarantaine – Jour #14

Journal de quarantaine #14

Crédit photo: Michel Hébert

Les voisins (remake)

Aujourd’hui, je nous invite en 2012. Il me semble pertinent de réfléchir le printemps que nous vivons à l’aune de celui qui est désormais conscrit sous l’appellation de « printemps érable ». Cependant, pour l’instant, je m’en tiendrai à l’anecdote. Nous sommes donc à la tombée de mai, dans le détour du 100e jour de grève. Il fait beau, il fait chaud. Avec une amie, on se prépare un petit souper tranquille. Un plat mijoté, que nous pourrons laisser à lui-même quelque temps, puisqu’à 20h, nous irons sur le balcon. Ce soir-là, c’est le premier rendez-vous des casseroles.

Pendant que notre plat frétille sur le feu, on se munit de petites casseroles, plus sonores, et de cuillères en bois qui, nous ne le savons pas encore, s’apprêtent à connaître leurs derniers jours d’existence utile. Déjà, le voisin d’en face est là qui tapoche gaiement sur une poêle de fonte, maintenant un rythme auquel nous nous joignons. Plus loin sur la rue, sans que nous puissions les entendre, d’autres voisins participent à cette étonnante volière métallique. Toutes ces maisons entassées, peuplées d’inconnus.es, résonnent soudainement en une voix commune.

Quelques jours plus tard, ces rendez-vous prendront la rue. Un coin de rue, d’abord, en respectant l’injonction des feux de circulation. Puis, prenant acte de la force du nombre, les gens gagneraient la rue, carrément, sans égard pour le trafic des voitures, créant autant de serpentins qui se retrouveraient, au hasard de leur déambulation, pour ne former qu’une seule et grande manifestation : la manifestation nocturne.

Mais ce soir-là n’est qu’une ébauche du mouvement qui suivra. On reste sur nos balcons respectifs, encore un peu gênés.es de cette initiative qui nous fera mesurer le pouvoir du nombre. Et ainsi, au bout d’une dizaine de minutes, mon voisin immédiat sort de chez lui en trombe, rouge de colère. Ce voisin que je connais à peine et que je salue parfois, poliment mais sans plus, lorsqu’il joue avec son chien devant chez lui. Sans préambule, il se met à nous invectiver, condamnant notre tapage en faisant valoir un argumentaire dont je vous fais l’épargne. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour endormir sa fille de quelques mois, et nos casseroles l’ont réveillée.

À cette époque, si vous vous souvenez bien, les argumentaires avec des inconnus n’étaient pas rares et il y avait, dans notre bonne vieille besace de militant, une bonne pelletée de réponses prêtes à offrir aux opinions divergentes de la nôtre. Je saisis l’une de ces réponses toutes faites. Pas tout à fait poli – je viens de me faire crier après quand même – et plutôt péremptoire. Mon point final affirme quelque chose comme : « C’est justement pour votre fille qu’on est là. »

Après m’avoir traité de tous les noms, il rentre, retrouvant probablement sa fille en pleurs. Nous aussi, peu après, nous retournons à notre mijoté, convaincus d’avoir fait une bonne action. Je suis gonflé d’adrénaline et je mets du temps à retrouver mon calme. Enfin, riant devant l’état pitoyable de nos cuillères en bois, nous entamons notre souper. Ce n’est que quelques heures plus tard, en reconduisant mon amie dehors, que j’aperçois mon voisin, qui cherche le soulagement d’une cigarette sur laquelle il tire de toute la force qu’il lui reste.

Spontanément, je m’approche de lui. Je veux m’excuser d’avoir réveillé sa fille. En m’apercevant, lui aussi vient vers moi. Il veut s’excuser pour ses mots qui ont dépassé son entendement. Nous parlons en même temps. Alors, comme si les mots ne suffisent pas, on se prend dans nos bras. On ne se connait qu’à peine, mais ça nous parait naturel. Il m’offre une bière, que j’accepte. C’est comme ça que j’ai rencontré mon voisin, à l’époque.

Je n’habite plus cet appartement depuis quelques années. Je suis désormais sur un coin de rue et, de mon balcon arrière, je peux apercevoir au moins une bonne dizaine de balcons, dans une promiscuité qui me plait. L’été, j’entends la vie s’ébattre chez mes voisins. Les ustensiles dans les assiettes, les rires des enfants, les mélodies qui s’entremêlent et les conversations dont les mots me sont imperceptibles et desquelles ne me parvient que la musique.

Dimanche dernier, invités par Martha Wainwright à chanter So long, Marianne de nos balcons, ma blonde et moi avons retrouvés quelques-uns.es de nos voisins.es. Il faisait froid et je peinais à pincer les cordes de ma guitare, que je grattais avec l’impression de me frotter à une râpe à fromage. Tout le monde ne connaissait pas la chanson, mais ça ne nous paraissait pas important. Nous étions dehors, isolés dans la faible lumière de nos balcons, après une semaine à minimiser les rencontres, et même si on faussait un peu, nous avions l’impression d’être dans le vrai. Nous chantions, ensemble. Nous étions un chœur, solidaire et gai. Ça nous a fait du bien. Et ce soir, même s’il pleut, à 20h, je retourne chanter avec mes voisins.es.

Je vous en souhaite tout autant. Pour le reste, je vous donne rendez-vous ici, demain.

Retailles partage

Journal de quarantaine – Jour #13

Journal de quarantaine #13

Crédit photo: Marie-Pier Desharnais

Autres temps

Le temps semble s’être arrêté. Une amie, dans toute sa sagesse, dit se sentir coincée dans un perpétuel mardi. Les relents heureux de la fin de semaine passée se sont estompés et la douceur de jours de congé à venir parait hors de portée. Nous voici donc au cœur de ce treizième mardi. La chronologie a en effet été brisée, et j’ai l’impression qu’un fossé nous sépare de ce que nous appelons parfois, avec grandiloquence, « l’avant ».

Depuis toujours, je cherche à arrêter le temps. Non pas pour ne pas vieillir, mais bien pour saisir le tourbillon de ce monde dans lequel on vit, et tenter de m’y recentrer. Pour comprendre le rôle que j’ai envie d’y jouer, mesurer le poids de mes décisions et trouver la voie que je veux emprunter : j’ai besoin de m’arrêter. Longtemps, à vrai dire la majeure partie de ma vie, la nuit m’a semblé ce refuge où le temps, enfin, égarait la révolution des aiguilles et me laissait à moi-même. Bien sûr, le matin se chargeait de me rappeler ma méprise, mais c’était sans regret : dans le silence, j’avais retrouvé la paix.

En cela, ce moment de réclusion forcée semble bel et bien une occasion pour recentrer nos existences. Un silence a enterré le bruit. Jour après jour, nous nous défaisons de nos vieilles habitudes et arpentons de nouveaux horizons, nous définissant dans de nouveaux paramètres. Soudainement, ce changement qu’il nous semblait impossible à concrétiser s’est opéré. Bien sûr, tout ça induit une grande précarité. Le changement, par définition, nous mène sur des chemins inédits. Reste que ces jours étonnants, comme en-dehors du monde, nous permettent de nous ouvrir, de devenir perméable à la vie qui nous entoure et, peut-être, d’offrir une nouvelle définition de nous-même.

C’est une occasion d’aller vers le mieux. Non pas qu’il faille tout mettre à terre. Dans notre besace, il y a beaucoup de beau. Et d’ailleurs, aujourd’hui, j’ai envie de nous célébrer. Pour ce faire, quoi de mieux que quelques vers? On reste dans le thème d’hier, et je vous invite donc à venir faire la file avec moi. Dans l’élan, je vous donne rendez-vous ici, demain.

Seul au monde (avec vous)

.

il y en a qui font la file pour être là

de Wuhan à Milan

de Madrid à Montréal

ils font la file depuis des années

et ils reviennent

pour être là

.

nous aussi on a fait la file

shiné nos dents

cogné à la porte

une autre fois

et encore

pour être là

nous aussi

.

il y a eu des files comme des lunes

et combien de levers de soleil

le cœur entêté de fête

les bras ouverts contre le temps

les cris en broussaille dans la nuit

les rires

.

nos rires

.

il y en a qui font la file pour être là

dans ce cercle

ce clan qui chante plus fort que les oiseaux

qui brille plus fort que le jour

.

nous le savons aujourd’hui

au bout de cette file infinie comme chaque nuit

il y a des mains tendues

une promesse

et une inextinguible soif

Journal de quarantaine – Jour #12

Journal de quarantaine #12

Crédit photo: Kenneth Dellaquila

Au bout du fil

Faites-vous partie de ceux et celles qui ont profité de tout cet émoi pour ressortir La peste, d’Albert Camus? Peut-être alors avez-vous rencontré ce personnage qui, confiné dans la soudaine absurdité de sa vie, se met à faire la file. Errant dans Oran, il repère les plus longues files et, sans autre raison que de passer le temps, s’y range. Lorsque son tour arrive, il quitte l’endroit et part à la recherche de la prochaine file, jusqu’à ce que le jour soit à bout de souffle et qu’il retrouve son logis, vide.

La file est un phénomène parfois étonnant. Il faut bien qu’un commerce se soit démarqué par la qualité de ses produits pour attirer son lot de clientèle. On comprend l’attroupement devant le comptoir de crème glacée Kem CoBa – désolé si je vous fais saliver – et ces lieux qui, depuis des décennies, maintiennent de hauts standards de qualité, les érigeant au statut d’institution. Mais il y a des lieux – non, je ne les nommerai pas – devant lesquels la ligne s’étire, jour après jour, et la seule raison qui puisse la justifier est l’effet d’entraînement – non, je ne parle pas de vos biceps saillants – ou, pour retomber dans la littérature, le phénomène du mouton de Panurge. Qui sait, peut-être ces files sont-elles constituées de personnages qui, à l’instar de celui de La peste – j’ai oublié son nom, pardonnez ma mémoire –, sont là pour passer le temps et n’ont aucune intention d’entrer dans le commerce?

Je fréquente régulièrement un endroit où les files sont courantes: une microbrasserie dont la renommée s’est établie il y a plus de vingt ans et qui s’est, à juste titre, maintenue. Parce que la bière y est si bonne, mais aussi parce que le lieu est petit – à peine une centaine de places –, les gens débordent régulièrement sur la rue. Qui plus est, le pub organise, quelques fois par année, des événements qui charrient leur lot d’achalandage. Je n’irais pas aussi souvent si ce n’est que j’ai mon truc pour éviter l’attente à l’entrée : j’y travaille.

Ou plutôt, j’y travaillais – mise à pied temporaire oblige. Fermé par les mesures mises en place par le gouvernement le dimanche 15 mars, le lieu abrite un silence qu’il n’a pas connu depuis bientôt vingt-deux ans. Dès la fermeture, la direction nous a écrit pour nous prévenir qu’elle étudiait diverses options pour nous venir en aide. Une façon, peut-être, de compenser la différence entre notre rémunération habituelle et le chômage.

Trouver une façon n’était pas si évident. Les structures en place n’encouragent pas ce genre d’initiatives, puisque l’argent reçu par un chômeur est automatiquement déduit de ses allocations. De toute façon, les petites et moyennes entreprises sont elles aussi précarisées par la situation, et même les meilleures intentions ne règlent pas la note des factures qui continuent de rentrer. Au final, c’est beaucoup, beaucoup de gens vulnérabilisés.

Sauf que, voilà, hier, la direction du Dieu du ciel – nommons-les, vous savez où je travaille de toute façon – nous a annoncé une aide sous forme de carte-cadeau à l’épicerie, agrémentée d’une caisse de 24 de notre délicieux élixir. Ça fera bientôt 13 ans que je travaille là et ce n’est pas pour rien : cette direction fait passer l’humanité avant l’argent. C’est rare. Trop. Et ça fait du bien.

Ainsi donc, aujourd’hui, une fois de plus, il y avait une file devant le 29 Laurier Ouest. Une file pas comme les autres, pas comme d’habitude en tout cas, parsemée de collègues de travail et étrangement allongée, du fait de ces deux mètres qui séparaient chacun d’entre nous. Des visages familiers, aimés, des voix enjouées, des blagues, des interjections excitées, un peu d’inquiétude et beaucoup de questions.

– Ça va, chez vous?

Surtout, la promesse d’une incroyable fête, lorsqu’enfin tout ça serait derrière nous. Pendant quelques minutes, le temps de passer à la caisse – c’est-à-dire agripper notre caisse et la soulever comme un trophée –, il y avait, plus que de l’espoir, un bonheur. L’avenir entrevu, dans le détour de l’été, le retour halluciné des terrasses bondées, les rendez-vous au parc autour de la guitare et les soirées de canicule à s’oublier. Mais en attendant…

En attendant, les files s’allongent devant les cliniques d’urgence, les banques alimentaires et les groupes communautaires d’entraide. En attendant, il y a des gens à soutenir, une distance à maintenir et une solidarité à entretenir. Il ne fait pas chaud dehors, pas encore, mais ça me fait plus long de manche à relever, et je suis prêt à emboîter le pas à toutes ces initiatives qui, à l’instar de la direction de mon pub, nous rappellent que notre seule priorité est faite de chair et d’os, de sourires et de larmes, et qu’elle porte un nom.

Prenons soin de nous, et donnons-nous rendez-vous ici, demain.

Retailles partage

Journal de quarantaine – Jour #11

Journal de quarantaine #11

Crédit photo: Michel Hébert

L’oracle

Je me suis prêté ce matin à une activité que je ne fais jamais : je suis allé voir ce que disaient les horoscopes quotidiens. On admet volontiers le ridicule de la chose, mais je me suis demandé comment ces bagosseux de la petite croyance s’étaient ajusté à la situation. Mon échantillon est mince : deux sites, chacun adoptant une posture distincte.

Le premier assumait entièrement le COVID-19 et, même si les formules étaient un peu alambiquées, l’auteure cherchait une façon de recrinquer son monde. Ça ne m’a pas déplu. Le second correspondait davantage à mes attentes. Constitué de phrases vidées de leur sens, qui pouvaient ainsi dire une chose et son contraire, il était aussi intemporel que désincarné. Dans le lot, j’ai tout de même repéré une injonction que le contexte mettait sous une nouvelle lumière : « Vous pouvez faire confiance aux relations qui ont subi le test du temps. » Quatorze jours, peut-être? J’ai souri.

Une petite boutade, entre parenthèses. L’histoire de cet homme qui avoue ne pas croire aux horoscopes : « Je suis scorpion et les scorpions ne croient pas à ça. » M’enfin, tous ces détours parce qu’aujourd’hui, je veux vous partager un texte qui n’est pas de moi, mais de l’écrivaine italienne, Francesca Melandri. Traduit de l’italien par Robert Maggiori et paru dans le Libération du 18 mars, je l’ai lu et relu, et je le relirai encore dans quelques semaines, quand nous aurons encore avancé dans ce futur qu’elle nous annonce.

Je vous écris depuis votre futur :

« Je vous écris d’Italie, je vous écris donc depuis votre futur. Nous sommes maintenant là où vous serez dans quelques jours. Les courbes de l’épidémie nous montrent embrassés en une danse parallèle dans laquelle nous nous trouvons quelques pas devant vous sur la ligne du temps, tout comme Wuhan l’était par rapport à nous il y a quelques semaines. Nous voyons que vous vous comportez comme nous nous sommes comportés. Vous avez les mêmes discussions que celles que nous avions il y a encore peu de temps, entre ceux qui encore disent « toutes ces histoires pour ce qui est juste un peu plus qu’une grippe », et ceux qui ont déjà compris.

D’ici, depuis votre futur, nous savons par exemple que lorsqu’ils vous diront de rester confinés chez vous, d’aucuns citeront Foucault, puis Hobbes. Mais très tôt vous aurez bien autre chose à faire. Avant tout, vous mangerez. Et pas seulement parce que cuisiner est l’une des rares choses que vous pourrez faire. Sur les réseaux sociaux, naîtront des groupes qui feront des propositions sur la manière dont on peut passer le temps utilement et de façon instructive ; vous vous inscrirez à tous, et, après quelques jours, vous n’en pourrez plus. Vous sortirez de vos étagères La Peste de Camus, mais découvrirez que vous n’avez pas vraiment envie de le lire.

Vous mangerez de nouveau.

Vous dormirez mal.

Vous vous interrogerez sur le futur de la démocratie.

Vous aurez une vie sociale irrésistible, entre apéritifs sur des tchats, rendez-vous groupés sur Zoom, dîners sur Skype.

Vous manqueront comme jamais vos enfants adultes, et vous recevrez comme un coup de poing dans l’estomac la pensée que, pour la première fois depuis qu’ils ont quitté la maison, vous n’avez aucune idée de quand vous les reverrez.

De vieux différends, de vieilles antipathies vous apparaîtront sans importance. Vous téléphonerez pour savoir comment ils vont à des gens que vous aviez juré de ne plus revoir.

Beaucoup de femmes seront frappées dans leur maison.

Vous vous demanderez comment ça se passe pour ceux qui ne peuvent pas rester à la maison, parce qu’ils n’en ont pas, de maison.

Vous vous sentirez vulnérables quand vous sortirez faire des courses dans des rues vides, surtout si vous êtes une femme. Vous vous demanderez si c’est comme ça que s’effondrent les sociétés, si vraiment ça se passe aussi vite, vous vous interdirez d’avoir de telles pensées.

Vous rentrerez chez vous, et vous mangerez. Vous prendrez du poids.

Vous chercherez sur Internet des vidéos de fitness.

Vous rirez, vous rirez beaucoup. Il en sortira un humour noir, sarcastique, à se pendre.

Même ceux qui prennent toujours tout au sérieux auront pleine conscience de l’absurdité de la vie.

Vous donnerez rendez-vous dans les queues organisées hors des magasins, pour rencontrer en personne les amis – mais à distance de sécurité.

Tout ce dont vous n’avez pas besoin vous apparaîtra clairement.

Vous sera révélée avec une évidence absolue la vraie nature des êtres humains qui sont autour de vous : vous aurez autant de confirmations que de surprises.

De grands intellectuels qui jusqu’à hier avaient pontifié sur tout n’auront plus de mots et disparaîtront des médias, certains se réfugieront dans quelques abstractions intelligentes, mais auxquelles fera défaut le moindre souffle d’empathie, si bien que vous arrêterez de les écouter. Des personnes que vous aviez sous-estimées se révéleront au contraire pragmatiques, rassurantes, solides, généreuses, clairvoyantes.

Ceux qui invitent à considérer tout cela comme une occasion de renaissance planétaire vous aideront à élargir la perspective, mais vous embêteront terriblement, aussi : la planète respire à cause de la diminution des émissions de CO2, mais vous, à la fin du mois, comment vous allez payer vos factures de gaz et d’électricité ? Vous ne comprendrez pas si assister à la naissance du monde de demain est une chose grandiose, ou misérable.

Vous ferez de la musique aux balcons. Lorsque vous avez vu les vidéos où nous chantions de l’opéra, vous avez pensé « ah ! les Italiens », mais nous, nous savons que vous aussi vous chanterez la Marseillaise. Et quand vous aussi des fenêtres lancerez à plein tube I Will Survive, nous, nous vous regarderons en acquiesçant, comme depuis Wuhan, où ils chantaient sur les balcons en février, ils nous ont regardés.

Beaucoup s’endormiront en pensant que la première chose qu’ils feront dès qu’ils sortiront, sera de divorcer. Plein d’enfants seront conçus.

Vos enfants suivront les cours en ligne, seront insupportables, vous donneront de la joie. Les aînés vous désobéiront, comme des adolescents ; vous devrez vous disputer pour éviter qu’ils n’aillent dehors, attrapent le virus et meurent. Vous essaierez de ne pas penser à ceux qui, dans les hôpitaux, meurent dans la solitude. Vous aurez envie de lancer des pétales de rose au personnel médical.

On vous dira à quel point la société est unie dans un effort commun, et que vous êtes tous sur le même bateau. Ce sera vrai. Cette expérience changera à jamais votre perception d’individus. L’appartenance de classe fera quand même une très grande différence. Etre enfermé dans une maison avec terrasse et jardin ou dans un immeuble populaire surpeuplé : non, ce n’est pas la même chose. Et ce ne sera pas la même que de pouvoir travailler à la maison ou voir son travail se perdre. Ce bateau sur lequel vous serez ensemble pour vaincre l’épidémie ne semblera guère être la même chose pour tous, parce que ça ne l’est pas et ne l’a jamais été.
À un certain moment, vous vous rendrez compte que c’est vraiment dur.

Vous aurez peur. Vous en parlerez à ceux qui vous sont chers, ou alors vous garderez l’angoisse en vous, afin qu’ils ne la portent pas. Vous mangerez de nouveau.

Voilà ce que nous vous disons d’Italie sur votre futur. Mais c’est une prophétie de petit, de très petit cabotage : quelques jours à peine. Si nous tournons le regard vers le futur lointain, celui qui vous est inconnu et nous est inconnu, alors nous ne pouvons vous dire qu’une seule chose : lorsque tout sera fini, le monde ne sera plus ce qu’il était. »

Journal de quarantaine – Jour #10

Journal de quarantaine #10

Les unions, qu’ossa donne?

Uderzo est mort hier. Je n’en parlerai pas davantage, sinon par le truchement de cet élément de bande dessinée : ce petit nuage menaçant au-dessus de la tête d’un personnage et qui le poursuit, qu’importe où il va. En d’autres mots : une épée de Damoclès. Depuis quelques jours, nous sommes ce personnage. Où que l’on aille, le virus est avec nous, qui nous guette. Certes, il n’y est pas nécessairement physiquement, mais il est dans nos esprits, malveillant et perturbant.

Il est là, sur la manche de notre manteau, sur ces fruits ramenés de l’épicerie, incrusté sous l’étiquette de la bouteille de détergent, sur la branche de notre parapluie ou le poil frisé d’un jouet d’enfant. Peut-être pas. Mais peut-être. Certains.es d’entre nous n’en dorment pas la nuit, et aujourd’hui, j’ai envie de relâcher un peu la tension et d’aborder un sujet en marge des enjeux sanitaires.

Après tout, les mesures en place modifient nos existences et il est faux de penser que rien de tout ça ne demeurera, dans ces lendemains que nous attendons avec impatience. Même si la nostalgie de nos vies ouatées nous prend, il importe de réfléchir à l’avenir. Ainsi, histoire de mettre la table au sujet du jour, mais surtout pour détendre l’atmosphère, voici une succulente vidéo, que vous avez probablement déjà vue, mais qui fait encore beaucoup rire.

https://www.youtube.com/watch?v=Mh4f9AYRCZY

Au moment où les premières mesures sont arrivées, une idée a circulée, certes amusante, suggérant que le télétravail allait mettre en lumière l’inutilité de plusieurs réunions, dont la plupart auraient pu être remplacées par des courriels. Je serais curieux, à l’aune de ces quelques jours de confinement, si cette idée est encore aussi largement partagée. Une réunion, c’est peut-être moins efficace qu’un courriel, mais c’est un moment de partage qui déborde souvent du strict cadre de l’ouvrage. Ça humanise un peu le travail et, incidemment, la vie. Pas mal, surtout quand il n’y a personne à la maison, non?

Je ne suis pas contre le télétravail, au contraire. Par le passé, j’ai eu quelques emplois dits alimentaires – cette façon de nommer un emploi que nous détestons –, et la possibilité de faire du télétravail m’a sauvé la vie. Après tout, je travaillais contre rémunération, avec la volonté d’en finir au plus vite et de filer à la maison, faire la seule chose qui m’importait : écrire. J’adorais mes collègues, mais je maudissais ces échanges triviaux où, plutôt que de boucler mon travail au plus vite, nous commentions notre soirée de la veille ou la pluie et le beau temps. J’aime les gens : c’est la job de bureau que je voulais quitter au plus vite. Dans les circonstances, les gens devenaient un obstacle.

Le télétravail offre de nombreux avantages : il limite les déplacements, réduisant dans l’élan des émissions polluantes, il offre plus de flexibilité à l’employé, permettant notamment une meilleure conciliation travail-famille, et il induit une plus grande autonomie de travail (piocher sous la surveillance de l’employeur n’est pas toujours agréable et motivant). Pour ces raisons, mais aussi parce qu’il permet à l’employeur d’épargner sur des espaces de bureau, le télétravail est de plus en plus commun, une tendance qui sera probablement accélérée aux suites des événements actuels.

J’embrasse cette flexibilité, mais méfions-nous des excès d’une telle pratique. Un lieu de travail commun est une richesse. C’est dans l’informel qu’une équipe crée une synergie. Le travail à la maison est peut-être plus efficace, mais notre attention reste dans un cadre : la tâche à accomplir. La créativité nait bien souvent d’échanges, de moments en-dehors de ce cadre. Sans compter que l’éparpillement des employés crée une atomisation des forces. Tous les employeurs ne sont pas respectueux de leurs employés, et il faut pouvoir se rassembler et échanger pour, en premier lieu, comprendre que notre sentiment est partagé et, ensuite, se donner une force collective pour agir.

Voilà quelques réflexions en vrac, sans dentelle ni trompette, pour préparer le terrain de ce qui s’en vient. Je connais beaucoup de travailleurs autonomes qui sentent le besoin d’aller travailler dans des cafés ou des espaces de travail partagés. Il y a une raison. Nous sommes des êtres grégaires, un fait que la situation actuelle nous rappelle à grands cris.

En espérant que le soleil traverse vos écrans et tire sur les ficelles de vos sourires, je vous donne rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #9

Journal de quarantaine #9

Crédit photo: Michel Hébert

Des chiffres et des lettres

J’ai abdiqué des mathématiques quelque part en secondaire 3. J’avais pourtant un excellent professeur, passionné et bon pédagogue. Néanmoins, le seul souvenir que j’en ai, c’est ce cours où il avait trainé un bâton de golf, libérant de l’espace en repoussant bureau, pupitres et chaises, avant de s’élancer sans retenue, pour illustrer son propos. Il avait un bel élan, si mon souvenir est bon. Que tentait-il alors de nous enseigner? Aucune idée. Le professeur – Pierre Harvey, nommons-le, il mérite un coup de chapeau – jouait au golf devant la classe. C’est là le dernier souvenir que je conserve de mon parcours scolaire en mathématique.

J’ai tout de même réussi à passer mes cours jusqu’au fameux bal, grâce à quelques sursauts d’effort et, surtout, par l’excès de complaisance de mes professeurs subséquents. Mes connaissances sont suffisantes pour me permettre de gérer mes fichiers Excel, dans lesquels j’entasse avec bonheur des colonnes de chiffres. Oui, nous sommes des êtres paradoxaux : voilà, j’adore les statistiques.

Je suis bien conscient des limitations qu’offrent les statistiques. Ce sont des outils. Une partie de la vérité. Jean Dion a écrit, au siècle dernier, que « les chiffres sont aux analystes ce que les lampadaires sont aux ivrognes : ils fournissent bien plus un appui qu’un éclairage. » Je les prends pour ce qu’ils sont et, plus souvent qu’autrement, ils sont pour moi une forme de mémoire cryptée. C’est là que mes connaissances mathématiques se butent à leurs limites : pour moi, les chiffres ne disent rien de l’avenir et se contentent de témoigner d’événements appartenant au passé.

D’autres que moi ont, au contraire, adoré la mise en scène du bâton de golf au secondaire, et ont emprunté la voie des mathématiques, plongeant dans son abstraction avec la même ferveur que j’ouvre un recueil de poésie. En place de mes vulgaires colonnes de chiffres, ces gens-là créent des algorithmes complexes qui, bien qu’imprécis, permettent d’anticiper de ce qui s’en vient. Si bien qu’aujourd’hui, c’est en s’appuyant sur leur science que nos gouvernements prennent leurs décisions.

Les courbes de propagation du virus, l’équipement à prévoir dans les hôpitaux, l’organisation du personnel soignant, l’allègement fiscal des entreprises, les mesures d’aide aux familles et aux sans-emploi : depuis quelques semaines, l’abstraction s’est substituée à une bonne dose de pragmatisme, et les mathématiques annoncent une catastrophe. Reste que pour bon nombre d’entre nous, le danger demeure spéculatif.

L’ennemi est invisible. Les chiffres qui gonflent démesurément ailleurs ne nous ont pas encore submergés. Nos mécanismes de défense, qui carburent à l’adrénaline, nous commandent de prendre les jours comme ils viennent. De ne pas paniquer et de gérer, d’abord, l’adaptation nécessaire à ce confinement. Le virus est déjà là, mais sa puissance nous semble intangible.

Le choc à venir sera d’une grande simplicité et ne relèvera d’aucune science : les chiffres deviendront des lettres. Les gens atteints du virus et ceux qui en succomberont ne seront plus ces chiffres qui inondent nos écrans. Ils porteront un nom. Des noms familiers. Ceux de nos proches, peut-être.

Nous avons un peu de temps devant nous. Ce n’est pas un sursis – ne soyons pas tragiques – , mais une occasion de solidarité. Restons chez nous. Pourquoi braver l’interdit? Le confinement est pénible, mais l’abstraction, après tout, est bien plus confortable que la sanction des mots.

Et pour nous aider à passer le temps, je vous donne rendez-vous ici, demain.

 

Journal de quarantaine – Jour #8

Journal de quarantaine #8

Crédit photo: Michel Hébert

« Les rendez-vous que l’on cesse d’attendre

existent-ils dans quelqu’autre univers? »

– Claude Léveillé

Les chemins perdus

Je l’ai reprise, hier, la route de mes dimanches. En chemin vers l’épicerie, j’ai traversé la rue pour retrouver le soleil, prenant garde aux voitures qui sortaient de la ruelle, puis j’ai rejoint Beaubien et ses odeurs de pain et de café frais, auxquels se mêlent parfois, lointains et carnassiers, les effluves de friture du McDonald’s et du St-Hubert. J’ai esquissé un sourire à chacun des passants, pour que notre sortie ne soit pas qu’un changement d’air, mais aussi une petite dose d’humanité. Et c’est poussant jusqu’à St-Zotique que ce sentiment m’a envahi : celui de marcher sur les pas de ma routine dominicale.

Chaque dimanche, depuis une dizaine d’années, je rejoins la confrérie des Chaloupes, cette équipe née de l’enthousiasme contagieux de mes amis pour le hockey. Plus que du sport, ce rendez-vous est la réitération d’une amitié. Par les mots d’abord – dans les échanges de courriels qui précèdent le match, le trajet vers le gymnase et, enfin, dans le vestiaire –, puis par le grand ballet de nos corps, nous nous redisons notre amour, faisant parler notre talent, notre effort et notre plaisir. La synergie de gens qui pratiquent un sport ensemble depuis des années dit beaucoup sur ce qu’il nous est possible de faire en collectivité.

Parce que nos rencontres ont lieu sur la Rive-Sud, tout juste de l’autre côté du pont Jacques-Cartier, nous covoiturons. De toute façon – vous l’aurez compris –, il nous tarde de nous retrouver. Et ainsi, chaque dimanche, nous nous rejoignons au coin de St-Zotique et Christophe-Colomb, avant de déferler vers le bonheur. Le chemin pour m’y rendre – très court, à peine deux coins de rue – est heureux. J’ai à peine le temps de m’habiller le cœur, frétillant d’anticipation.

C’est sur ce chemin que je marchais hier, au jour dit du rendez-vous habituel. Le soleil était bien en place, mais plutôt que mon lourd sac d’équipement, je charriais mon sac d’épicerie, prêt à être rempli. J’ai songé aux autres routes que je n’empruntais plus. À celle qui me menait au boulot. Aux mots de Jean-Claude Ameisen et ses billets Sur les épaules de Darwin qui accompagnent ma marche vers le travail. J’ai pensé au vent qui me happe à la sortie du viaduc St-Hubert, à la jolie maison d’époque sur la secrète rue Lagarde, au sentier piétonnier improbable qui relie Henri-Julien à de Gaspé, à mon arrêt obligé pour une gâterie à la boulangerie et aux sourires de mes collègues, quand je pousse la porte du pub.

Hier, j’étais habité de toutes ces routes que nous avons empruntées d’innombrables fois et qui ont cessé de nous surprendre. Nous pensions les connaître par cœur, raison pour laquelle, peut-être, nous n’y prêtions plus attention, préférant abandonner notre esprit aux tracas du quotidien, à la musique ou à une baladodiffusion. Pourtant, quand nous tentons d’en dessiner chacun des bâtiments, d’établir la liste des commerces qu’elles croisent, de recenser les odeurs caractéristiques qui les traversent, alors nous arrivons à court. Seules demeurent, peut-être, quelques impressions : le vent qui secoue les branches des arbres d’une ruelle, ces trouées dans les édifices où le ciel s’élargit à notre vue et les couleurs éclatantes des graffitis sur les murs de bâtiments abandonnés.

Déjà, ce quotidien mille fois répétés a commencé à s’effriter. En quelques jours à peine, même pas un mois, ce qui nous semblait banal, évident et invariable s’est transformé en impressions, mirages de notre mémoire. Finalement, le changement était plus facile à opérer qu’il n’y paraissait. Nous voici figés, mais bientôt, la suite nous appartiendra. Qu’en ferons-nous?

D’ici là, une fois de plus, je vous donne rendez-vous ici, demain.

Retailles partage

Journal de quarantaine – Jour #7

Journal de quarantaine #7

Crédit photo: Marie-Pier Desharnais

Le XXIe siècle des Lumières

On venait tout juste de passer le millénaire, sans même bugger. Mon acné semblait résolument derrière moi et j’apprenais à la dure les responsabilités qui venaient avec la liberté du monde adulte, c’est-à-dire se lever tôt. La nuit me semblait avoir beaucoup plus à offrir que ces cours qui débutaient à 8h le matin. C’était parfois vrai.

Mon grand ami, un humaniste comme il s’en fait trop peu, rassembleur, aimant et curieux, organisait, un vendredi par mois, dans le sous-sol de la maison de sa mère, une soirée qu’il avait nommée « Pour le plaisir d’apprendre ». L’idée était de rassembler des amiEs de divers horizons, parmi lesquelLEs des volontaires avaient préparé des courts exposés (entre 10 et 30 minutes) sur un sujet de leur choix.

Les exposés étaient très variés, et certains m’ont marqué plus que d’autres, parce que vingt ans plus tard, je m’en souviens toujours. En vrac : les propriétés agglutinantes du geiko, émulées dans le matériel plein-air, analyse d’une bataille de la seconde guerre mondiale, importance symbolique des chiffres dans le catholicisme (le 3) vs hindouisme (le 6 ou le 7, j’ai oublié). Deux femmes nous avaient introduit au langage épicène, et je me souviens combien, à l’époque, l’idée m’avait semblée extraterrestre. Une autre nous avait invités à une séance de yoga, une discipline alors très peu connue.

Était-ce geek, bourgeois ou simplement beau? Probablement un peu de tout ça. Pour moi, qui n’assistais pas avec régularité à mes cours, c’était une occasion de faire du rattrapage. Qui plus est, ces événements avaient le net avantage de ne débuter qu’en soirée, au contraire des horaires insensés du cégep, et on pouvait y assister tout en dégustant une broue. La seule intervention que j’ai mémoire d’avoir proposée – si vous tenez à le savoir – était un éloge au calembour.

Je ne vous raconte pas tout ça par nostalgie – peut-être un peu, quand même –, mais bien parce que le confinement auquel nous devons nous astreindre a fait naître des initiatives similaires. Il y a une semaine, une amie a créé un groupe Facebook où se rassemble quelques groupes d’amiEs. L’initiative permet des partages plus intimes, notamment, mais aussi un laisser-aller qui diffère de l’utilisation habituelle du média social, davantage une vitrine qu’une réelle incarnation sociale. On partage des élans artistiques, des articles d’intérêt, et surtout beaucoup de niaiseries, nées des grimaces de nos enfants ou des vidéos en ligne. Parce que rire fait du bien. À défaut de la chaleur, de la spontanéité et de l’amour de nos soirées ensemble, ce groupe continue d’animer notre amitié.

Ainsi, chaque matin, ma blonde s’installe dans le salon, repoussant table, divan, balles et livres de fiston, puis, bien campée devant son ordinateur, elle s’émoustille. À l’écran, une amie, danseuse contemporaine, prodigue des exercices d’étirement, de musculation et d’aérobie, à tous nos amiEs qui, ce matin-là, sont disponibles. Hier, un autre ami, chef remarquable, nous a offert une classe de cuisine, nous refilant au passage le secret de l’une de ses plus célèbres recettes. Ainsi, par-delà les murs qui nous enferment, se perpétue le plaisir d’être ensemble.

Je ne veux pas performer mon confinement. Vous en faire croire. Surtout, je connais mes privilèges. Celui de me sentir au chaud, malgré tout, dans mon petit nid familial, celui d’avoir pu participer à ces soirées, entouré de gens lumineux, en marge de mon cégep, et enfin, celui de pouvoir compter sur des amiEs, présentEs par le truchement de la magie renouvelée des médias sociaux. Tous les jours, dans l’ordinaire comme dans l’extraordinaire, c’est douché par la lumière de ces privilèges que je vous écris. Et en ce jour dominical, j’avais envie d’enfiler mes vieilles salopettes de judéo-chrétien et, bien humblement, dire merci.

En espérant que mes mots vous trouvent bien. Rendez-vous ici, demain.