Noël et son odeur de petshop

Dans moins d’une semaine, ce sera Noël. C’est mon voisin d’en face, un petit gamin de huit ans, qui me l’a dit : il reste quatre chocolats. Pour lui, Noël est commencé depuis longtemps, dans ce calendrier qui lui offre un chocolat par jour, jusqu’au dernier. Dans ce bâton de hockey, aussi, qu’il a reluqué dans le catalogue et sur lequel il compte pour enfin me battre quand on joue ensemble. Avec ça j’pourrais la mettre top net. Tu verrais rien. Je lui souhaite son bâton, mais il faudra encore un peu de gentillesse de ma part s’il veut me battre : son tir manque encore de pratique et j’ai encore beaucoup d’orgueil.

Ainsi, quatre petits jours nous séparent de Noël et je marche dans la ville à travers une foule de gens ahuris, coiffés de leur air de novembre. C’est peut-être la faute au ciel, qui se refuse à la blancheur lumineuse des flocons en nous balançant plutôt une pluie tiède. Les touristes ne nous confronterons pas, mais ils doivent se demander, en cachette, d’où nous vient cette réputation de nordiques. Le paysage étonne en effet, pour décembre : cette procession lente de parapluies qui luttent pour leur place sur le trottoir étroit. Les gens ne se regardent pas, ne se sourient pas : ils se disputent une place pour arriver plus vite au magasin, plus rapidement chez eux. Dans la rue, les voitures imposent leur carrosserie aux autres, mitraillant la soirée de klaxons agressifs. S’ils pouvaient, les passants klaxonneraient, eux aussi.

Noël est juste là, il pleut et les passants se disputent en silence sous leur parapluie. Heureusement, la solidarité humaine est dans mes écouteurs, dans les mots de cette femme qui chante : « I’ve got life / I’ve got my freedom / I’ve got life / I’ve got life  ». Ce n’est pas pour m’isoler du monde que j’ai planté la musique dans mes oreilles, mais bien pour me soustraire à ces haut-parleurs qui crachotent une musique gaie, pour nous rappeler le temps des fêtes. Non, je n’ai pas envie d’écouter cette cinquante-huitième reprise de Petit papa Noël, tirée de l’album de Noël d’untel qui, je le crains, a sauvé sa carrière. Plutôt, je fais comme tout le monde : j’oublie que c’est Noël.

Même dans cette boutique, je ne pense pas à ces cadeaux que j’achète, plutôt à cette odeur qui me happe en rentrant. On y vend des bébelles électroniques, et pourtant, chaque fois que j’y entre, j’en viens au même constat : ça sent le petshop. C’est peut-être le parfum d’une surcharge d’ondes ou celle du plastique, de tous ces objets de plastique emballés dans du plastique, mais ce pourrait aussi bien être l’odeur du siècle nouveau, cette gifle fétide qui rappelle un petshop. Remarquez, les murs ont plusieurs vies et peut-être y avait-il jadis des animaux en cage en ces lieux. Et puis, au bout d’un moment je trouve ce que je cherchais et je souris : deux cadeaux en moins. Ce n’est pas de l’amour, c’est un cadeau. Mais on donne des cadeaux aux gens qu’on aime. C’est comme ça, ici.

J’achève mes emplettes en sifflotant Nina Simone. Parfois, quand personne n’est autour, j’en profite pour chanter, moi aussi. Ça fait du bien. Je souris. Puis je vais achever ma journée au boulot, au petit pub où je travaille qui n’est pas une église mais qui constitue mon rituel païen. On y boit la Grand-messe, la Péché mortel et la Dernière volonté, sans rendre de compte au père là-haut. De toute façon, il sait qu’on a un double de la clé du paradis et n’a jamais rouspété pour autant. C’est que les églises sont vides et le pub est plein, et qu’ensemble on se prête aux mêmes rituels, sans évoquer la parole divine ni emprunter au latin. Même si, des fois, c’est vrai, je dis grosso modo.

À l’intérieur du pub, il ne pleut pas et les gens sont gais. Ils parlent forts, rient à gorge déployée. Comme sur la rue, on n’écoute pas la musique, mais elle entre en nous inconsciemment : on tape du pied, on frétille sur nos chaises. Puis arrive Philippe qui, fidèle à son habitude, entre en secouant ses cheveux et, sans balayer la salle du regard, met le cap sur le bar. Philippe s’assied toujours au bar. Il ne reste jamais bien longtemps, le temps de prendre une pinte, sur cette douce frontière qui sépare sa journée au boulot de son retour au foyer. C’est un homme bon et dans ce bar qui n’est pas une église, quoi qu’aucun prêtre ne nous invite à le faire, Philippe salue ses voisins. Souvent, au bar, c’est comme ça : on se salue.

Au bout de quelques gorgées, de mots gentils, Philippe s’en va. Je veux lui offrir une bière, Pour Noël!, mais humblement, il refuse : Merci, c’est très gentil, mais je suis choyé par la vie. Je vais payer ma bière, mais tu l’offriras à quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui en a besoin. Ce n’est pas un cadeau ni un geste pour quelqu’un qu’il aime, c’est une douce pensée pour un inconnu. À l’église, on aurait dit : pour son prochain.

Le temps passe, les gens vont et viennent, Jingle bells parvient à se glisser entre deux chansons, la bière coule et les rires ne s’épuisent pas. Dehors, il pleut toujours et Noël est à quatre chocolats. Mathieu, assis au bout du bar, a les cheveux mouillés et de la buée dans ses lunettes. Il ne rit pas. Le Dieu du ciel, ce n’est pas une église, mais parfois, entre les têtes de fût, un client me confie ses pépins. Ce n’est pas un confessionnal et même si je lui ai servi une Moralité, je ne suis pas là pour le juger. Mathieu travaillait pour une compagnie minière qui détruit le monde, mais c’était son boulot et il l’aimait. On vient de le renvoyer. Six cents postes coupés, d’un seul coup, à quatre chocolats de Noël. Il ne pense pas aux cadeaux, il ne pense pas à Jingle bells, il se demande ce qu’il fera demain. On lui a dit qu’on aurait peut-être besoin de lui quelque part l’été prochain, mais qui sait? J’essaie de le remonter avec une blague : Essaie de garder bonne mine! Oui, je sais, ce n’était pas drôle. Il a souri néanmoins, de ce sourire que j’ai vu trop souvent : celui de la politesse. C’est toujours ça de gagner, dirait l’autre.

Minuit sonne, dehors il ne pleut ni ne neige. Sur les tables, les lampions brûlent par les deux bouts. La nuit achève et ceux qui changent le monde sont à court de miracles. Mathieu se lève lentement, en attendant sa note. Je pense à Philippe et plutôt que de remettre une facture à Mathieu, je lui tends une main ouverte : De la part d’un ami. Et dans la chaleur de sa main dans la mienne, je sens une solidarité plus grande que celle, emballée, posée au pied des sapins.

Il reste désormais trois chocolats avant Noël. Il n’y aura pas de neige, malgré toutes les reprises de I’m dreaming of a white christmas, et sur le trottoir les gens auront, jusqu’à la dernière minute, l’air effaré de ceux qui courent de boutiques en boutiques, pour garnir la carte de crédit et le sapin de Noël. Mais le 24 au soir, quand les portes s’ouvriront pour accueillir la visite, il y aura la chaleur de la main de Mathieu, les mots de Philippe et le cri exalté d’un petit gamin de huit ans, découvrant un bâton de hockey emballé (pour peu qu’il soit possible de l’emballer). Noël n’est pas dans trois chocolats, c’était hier, c’est aujourd’hui, c’est cette chaleur humaine coincée dans nos paradoxes, entre une odeur de petshop et ce désir maladroit de dire je t’aime.

 

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Le dernier cadeau

Père Noël (2)

Cette année là encore, je ne dormais pas. Ma mère m’avait prévenue pourtant : C’est ton dernier biscuit. T’as déjà mangé trop de sucre pour ce soir. Je veux bien croire que c’est Noël, mais si tu veux être en forme demain… Renaud, cet homme qui n’était pas mon père mais qui aimait ma mère, m’avait tendu deux autres biscuits sous la table, me faisant un clin d’œil. J’avais presque vidé la jarre de biscuits au pain d’épice, et c’est le ventre ballonné que j’avais gagné mon lit. Plusieurs heures plus tard, après d’innombrables décomptes de moutons, j’étais toujours éveillé. Ces cadeaux qui patientaient sous le sapin n’aidaient pas, si bien qu’au beau milieu de la nuit, j’avais les deux yeux ronds comme ceux de ce bonhomme de neige dehors.

Le père Noël est arrivé à la même heure que l’année précédente, soulevant doucement le loquet de la porte arrière de notre petit appartement fait sur le long. À la cuisine, la même odeur de menthe, se mêlant à celle de gingembre et de clous de girofle. Il marchait furtivement, arpentant le corridor en prenant soin de ne pas accrocher les cadres sur les murs. Sous ma porte, malgré la noirceur, l’ombre est passée sans s’arrêter. C’est devant la chambre de ma mère qu’il s’immobilisa, posant son oreille sur le silence de la porte fermée, puis retenant son souffle pour le mettre au diapason de celui de ma mère, endormie dans son lit. Pour un instant, sa respiration fut plus calme. Mais elle devint bruyante et saccadée au moment où il reprit sa marche vers le salon, presque maladroitement, comme étourdi.

En arrivant près de l’entrée avant, une légère brise de vanille a caressé ses sens, venant du portemanteau. Rien n’avait changé dans la dernière année. Simplement, un peu de poussière s’était posée sur cette photo dans le cadre noir, sobre à côté du grand miroir de l’entrée, où ma mère reposait, magnifique, dans les bras d’un Renaud tout sourire. Le père Noël a cessé de respirer, secoué.

Les pas suivants ont été pénibles et il s’est retrouvé au milieu du salon le dos courbé, essoufflé. L’odeur du sapin frais prenait toute la place et celle de la résine lui picotait le nez. Les lumières de Noël s’illuminaient par intermittence, venant s’imprimer sur son visage : vert, blanc, rouge. Il allait faire un geste pour débrancher l’alimentation des lumières, afin d’éviter les risques d’incendie, mais il s’était promis de ne laisser aucune trace de son passage. Sauf ce cadeau, dans ses mains.

Il s’en voulait d’être là. Il n’aurait pas dû. Il avait promis, d’ailleurs. De ne plus forcer la porte, de se glisser dans l’intimité de cet appartement avec son gros sac bourré de promesses, rempli de souvenirs, et d’entretenir des espoirs perdus avec de nouveaux cadeaux. Mais quand cette broche lui était apparue dans la vitrine d’une boutique, il n’avait pu résister. Cette broche toute simple, une petite feuille allongée taillée dans le cuivre, un peu ondulée, il la voyait s’accrocher dans les branches fines de ses cheveux. Cette broche, c’était son nez, ses mains, qui pourraient se blottir, comme une caresse, dans la chevelure de cette femme qu’il aimait. Sa promesse de ne plus la voir n’avait aucun sens après tout : il avait acheté la broche et attendu ce soir avec impatience. Je ne savais pas s’ils s’étaient revus depuis l’année précédente, quelque part entre le pôle Nord et notre salon, et j’ignorais si Renaud savait pour cette nuit où le père Noël avait pris sa place. Mais il était là, à quelques pas du sapin, une petite boîte emballée dans le creux de ses larges mains, quand ma mère est arrivée à sa hauteur.

Elle l’a d’abord dévisagée avec reproche, mais très vite ses sourcils se sont adoucis, puis elle l’a regardée tendrement, la bouche muette. Dans ses yeux, les étoiles s’ajoutaient à celle qui était juchée sur la plus haute branche du sapin. Le sommeil froissait la peau de ses joues, le coin de ses yeux. Elle avait traîné l’arôme de vanille avec elle.

Plantés l’un devant l’autre, les lumières rigolaient sur leur visage comme sur les guirlandes du sapin, accompagnées d’un léger grésillement électrique. Dans leur retenue fébrile, j’ai compris que Renaud ne savait pas. C’était écrit, il suffisait de lire le creux de leurs yeux, la frontière de leurs lèvres. Aucun d’eux n’avait oublié, c’était visible, le souvenir de ces baisers, le souffle de cette nuit et la rosée du lendemain matin. Séparés par une longueur de bras, par ce petit quelque chose qui les retenait et les unissait, tout à la fois, ils couvaient, dans la morsure de leur silence, un mensonge. Un petit mensonge humain, séculaire et anodin. Immense. Il scellait ensemble les lèvres de ma mère, retenait les mains de cet homme. La foudre était aux aguets, prête à s’abattre, mais l’éclair ne viendrait pas. Dans la pièce à côté, dans le lit abandonné par ma mère, un autre homme dormait, à l’abri du mensonge.

Puis ils ont chuchoté quelques mots, insaisissables, qui allaient danser encore longtemps dans leur tête, tandis que les étoiles s’amusaient dans leur regard. Le père Noël a fait quelques pas, sans s’arrêter dans les bras de la femme qu’il désirait. Il a posé la petite boîte emballée au pied du sapin, secouant malgré lui les branches de l’arbre. Pas une fois ma mère n’a bougé, restant dans le chambranle de la porte, incertaine, secouée et figée.

Le père Noël est sorti par l’avant et quand il a refermé la porte derrière lui, elle était encore là, immobile jusqu’au bout de ses lèvres, habitée par un mensonge. Un autre, moins laid, mais aussi terrible. Celui d’aimer en secret.

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