Cette année là encore, je ne dormais pas. Ma mère m’avait prévenue pourtant : C’est ton dernier biscuit. T’as déjà mangé trop de sucre pour ce soir. Je veux bien croire que c’est Noël, mais si tu veux être en forme demain… Renaud, cet homme qui n’était pas mon père mais qui aimait ma mère, m’avait tendu deux autres biscuits sous la table, me faisant un clin d’œil. J’avais presque vidé la jarre de biscuits au pain d’épice, et c’est le ventre ballonné que j’avais gagné mon lit. Plusieurs heures plus tard, après d’innombrables décomptes de moutons, j’étais toujours éveillé. Ces cadeaux qui patientaient sous le sapin n’aidaient pas, si bien qu’au beau milieu de la nuit, j’avais les deux yeux ronds comme ceux de ce bonhomme de neige dehors.
Le père Noël est arrivé à la même heure que l’année précédente, soulevant doucement le loquet de la porte arrière de notre petit appartement fait sur le long. À la cuisine, la même odeur de menthe, se mêlant à celle de gingembre et de clous de girofle. Il marchait furtivement, arpentant le corridor en prenant soin de ne pas accrocher les cadres sur les murs. Sous ma porte, malgré la noirceur, l’ombre est passée sans s’arrêter. C’est devant la chambre de ma mère qu’il s’immobilisa, posant son oreille sur le silence de la porte fermée, puis retenant son souffle pour le mettre au diapason de celui de ma mère, endormie dans son lit. Pour un instant, sa respiration fut plus calme. Mais elle devint bruyante et saccadée au moment où il reprit sa marche vers le salon, presque maladroitement, comme étourdi.
En arrivant près de l’entrée avant, une légère brise de vanille a caressé ses sens, venant du portemanteau. Rien n’avait changé dans la dernière année. Simplement, un peu de poussière s’était posée sur cette photo dans le cadre noir, sobre à côté du grand miroir de l’entrée, où ma mère reposait, magnifique, dans les bras d’un Renaud tout sourire. Le père Noël a cessé de respirer, secoué.
Les pas suivants ont été pénibles et il s’est retrouvé au milieu du salon le dos courbé, essoufflé. L’odeur du sapin frais prenait toute la place et celle de la résine lui picotait le nez. Les lumières de Noël s’illuminaient par intermittence, venant s’imprimer sur son visage : vert, blanc, rouge. Il allait faire un geste pour débrancher l’alimentation des lumières, afin d’éviter les risques d’incendie, mais il s’était promis de ne laisser aucune trace de son passage. Sauf ce cadeau, dans ses mains.
Il s’en voulait d’être là. Il n’aurait pas dû. Il avait promis, d’ailleurs. De ne plus forcer la porte, de se glisser dans l’intimité de cet appartement avec son gros sac bourré de promesses, rempli de souvenirs, et d’entretenir des espoirs perdus avec de nouveaux cadeaux. Mais quand cette broche lui était apparue dans la vitrine d’une boutique, il n’avait pu résister. Cette broche toute simple, une petite feuille allongée taillée dans le cuivre, un peu ondulée, il la voyait s’accrocher dans les branches fines de ses cheveux. Cette broche, c’était son nez, ses mains, qui pourraient se blottir, comme une caresse, dans la chevelure de cette femme qu’il aimait. Sa promesse de ne plus la voir n’avait aucun sens après tout : il avait acheté la broche et attendu ce soir avec impatience. Je ne savais pas s’ils s’étaient revus depuis l’année précédente, quelque part entre le pôle Nord et notre salon, et j’ignorais si Renaud savait pour cette nuit où le père Noël avait pris sa place. Mais il était là, à quelques pas du sapin, une petite boîte emballée dans le creux de ses larges mains, quand ma mère est arrivée à sa hauteur.
Elle l’a d’abord dévisagée avec reproche, mais très vite ses sourcils se sont adoucis, puis elle l’a regardée tendrement, la bouche muette. Dans ses yeux, les étoiles s’ajoutaient à celle qui était juchée sur la plus haute branche du sapin. Le sommeil froissait la peau de ses joues, le coin de ses yeux. Elle avait traîné l’arôme de vanille avec elle.
Plantés l’un devant l’autre, les lumières rigolaient sur leur visage comme sur les guirlandes du sapin, accompagnées d’un léger grésillement électrique. Dans leur retenue fébrile, j’ai compris que Renaud ne savait pas. C’était écrit, il suffisait de lire le creux de leurs yeux, la frontière de leurs lèvres. Aucun d’eux n’avait oublié, c’était visible, le souvenir de ces baisers, le souffle de cette nuit et la rosée du lendemain matin. Séparés par une longueur de bras, par ce petit quelque chose qui les retenait et les unissait, tout à la fois, ils couvaient, dans la morsure de leur silence, un mensonge. Un petit mensonge humain, séculaire et anodin. Immense. Il scellait ensemble les lèvres de ma mère, retenait les mains de cet homme. La foudre était aux aguets, prête à s’abattre, mais l’éclair ne viendrait pas. Dans la pièce à côté, dans le lit abandonné par ma mère, un autre homme dormait, à l’abri du mensonge.
Puis ils ont chuchoté quelques mots, insaisissables, qui allaient danser encore longtemps dans leur tête, tandis que les étoiles s’amusaient dans leur regard. Le père Noël a fait quelques pas, sans s’arrêter dans les bras de la femme qu’il désirait. Il a posé la petite boîte emballée au pied du sapin, secouant malgré lui les branches de l’arbre. Pas une fois ma mère n’a bougé, restant dans le chambranle de la porte, incertaine, secouée et figée.
Le père Noël est sorti par l’avant et quand il a refermé la porte derrière lui, elle était encore là, immobile jusqu’au bout de ses lèvres, habitée par un mensonge. Un autre, moins laid, mais aussi terrible. Celui d’aimer en secret.
Je déteste les trahisons, les mensonges, les histoires dans lesquelles, l’enfer c’est les autres. Mais, en fait, ce qui mérite d’être écrit et même d’être vécu se caractérise souvent par des rages de dents de scie, des accrocs qui mordent à une ligne bien lancée, ou encore par le « plus fort que soi » qui dort avec l’amertume et se réveille avec l’amour. Bref, l’art de vivre ne peut pas s’inspirer que d’engagement infini ou de sentiments impeccables. Mais ça me tue, je trouve ça vraiment dur… d’être une bonne personne tout en ayant du fun, d’écrire autre chose que des normes acceptées sans écarteler mes lignes pour qu’entre elles, on puisse faire ce qu’on veut.
Si à l’âge d’or humain, nos discours finiront par « je t’aime ». (Ferré)
Alors, on cueillera l’érotisme à même l’éthique quand l’adultère ressemblera à un souvenir de Noël aussi innocent et suave que dans « le dernier cadeau ».
Merci pour l’espoir de réconfortantes contradictions
J’aimeAimé par 1 personne
Merci pour tes mots Luce. On la juge sans arrêt, la vie – je ne nous blâme pas, c’est ce recul qui nous permet de mieux avancer -, mais on a les deux pieds dedans et il faut parfois accepter de la prendre, simplement.
J’aimeJ’aime