Vendredis-moi tout #2

Vendredis-moi tout #2

Flavie - Brûler dehorsBrûler dehors – Flavie

Quatre ans, c’est ce qui nous sépare de son premier album, Un an debout. Presque rien, à peine le temps de se revirer de bord, de découvrir un cheveu gris, de souffler quelques fois sur les bougies, le cœur gonflé d’espoir pour l’année à venir. Aux portes de St-Pierre, ce n’est rien. Et pourtant, quatre ans, c’est un monde en soi. C’est assez pour s’asseoir, épuisée, tenter de se relever, ne pas y arriver et s’étendre, plutôt. Mais parce qu’en Flavie, il y a une artiste, une force sensible qui embrasse les marées en les faisant chanter, qui apprivoise les bêtes en les faisant écrire, ces quatre années l’ont mené à ce nouvel album, Brûler dehors, qu’on écoute comme on regarde les flammes d’un feu de camp : envoûté.

C’est une Flavie fidèle à elle-même qu’on a retrouvée sur scène lundi : entière. Il y avait une paix retrouvée dans ses mots, une maturité dans sa posture. Et toujours, ce charisme, cet humour, ce laisser-aller, sur les planches d’une scène comme chez elle, retrouvant un dialogue avec son public qui semble n’avoir jamais été interrompu.

Il est vrai que Flavie est remontée sur les planches depuis quelque temps déjà, entourée de ses complices des Bouches bées, qui vivent de beaux moments, notamment depuis la sortie de leur premier album, Au fil des avenues. Et puis, même avec Brûler dehors, Flavie n’est jamais seule. Avec elle, toujours : Catherine Leblanc-Fredette et David Bujold, ensorceleurs d’âme eux aussi, partenaires des premiers jours.

Brûler dehors arpente la douleur des départs, les revers de la médaille, les petites et grandes peurs du chemin, avec une force tranquille, une douceur de feu de camp. Campées dans des textes étoffés, alimentées d’images fortes, ses chansons portent l’imaginaire de la gravité terrestre jusqu’aux failles du ciel, où l’on prend notre envol, avec elle.

Ce second album n’efface rien de ces quatre dernières années. Au contraire, il transcende la vie, dans sa sueur et ses peines, la ramenant sur le chemin de la beauté. Et quand, au terme du jour, il est temps de retrouver la paix de l’oreiller, il reste le souvenir de ces envols, comme une arme pour confronter nos démons : « Je voudrais t’avoir au bout du fil / ferme mes yeux / les monstres s’en moquent et font la file / au bout du lit ».

 

Anne Émond - Les êtres chersLes êtres chers – Anne Émond

La vie comporte son lot de drames et nous portons en nous le fardeau de la mort. Et tandis que les ficelles de la folie se jouent parfois de nous, la beauté est là, toujours, dans le chant des oiseaux, le calme du fleuve, la solidarité humaine. L’amour. Anne Émond signe ici un second long métrage, intime et généreux, planté dans le décor troublant et magnifique de Notre-Dame-du-Portage.

Il y a là les ébats de toute une génération, non pas coincée dans sa misère, mais plutôt ouverte au legs de celles qui l’ont précédée. Celle de ce père, David, sensible, généreux et rassembleur (Maxim Gaudette, mature et humble : grand) qui se nourrit de la paix des siens pour lutter contre ses fantômes. Celle de ce grand-père, qui ouvre le film dans une scène poignante, pendu. De cette grand-mère qui instille sa force chez ses enfants, malgré sa discrétion.

L’héritière, Laurence, c’est cette jeune fille qui devient femme (Karelle Tremblay qui se révèle magnifiquement à nous), portant plus loin la sensibilité de son père, s’en servant comme d’un levier pour s’émanciper et non plus pour se refermer sur elle-même. Cette femme confronte le silence et persiste dans la beauté.

Car la beauté est dans chaque plan, même si celle-ci est parfois doublée de la tourmente. Les mots de Vigneault sont là pour nous le rappeler : « J’ai planté un chêne / au bout de mon champ / perdrerai-je ma peine / perdrerai-je mon temps ». Les univers sont bien campés. Celui de David, son bois, où il y est, à l’instar des lièvres, vulnérable dans la sagesse ancestrale des arbres. Ou son atelier où il crée ses petites marionnettes qui, dans une sombre ironie, pendent au bout de ficelles. Celui de Laurence, elle aussi épongeant la charge du monde, mais se découvrant libre à l’aventure, habile à décharger sa sensibilité dans la création. Celui du clan, de la famille où, malgré le choc des personnalités, naît la solidarité humaine.

Dans ce grand film fait de petites choses, de détails parfaits, nous restons sur l’équilibre fragile du bonheur, tiré par la force aliénée des marées, mais porté par le vent, dans le chant acharné des oiseaux, migrant d’un univers à l’autre, ensemble.

 

Vendredis-moi tout

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Crédit photo: Michel Hébert

Évidemment, votre pile de livres à lire déborde sur votre table de chevet, vos amis vous ont parlé de tant de films à voir qu’une fois au club vidéo, votre cerveau sature et vous êtes incapable de vous rappeler ne serait-ce que d’une recommandation. Faisant fi des promesses déjà trop nombreuses que vous vous êtes faites à vous-même de lire ce livre ou de voir ce film, je prends sur moi d’ajouter à cette liste. Par la chronique « Vendredis-moi tout », je m’engage à vous faire saliver l’intellect et vous émoustiller les sens en vous proposant mes récents coups de cœur. Reste à voir si, comme vous, je tiendrai mes promesses.

Dans une salle près de chez vous

Democrats

Democrats

Zimbabwe, 2008. Une élection controversée contraint Robert Mugabe (ZANU-PF), président autocrate depuis l’indépendance du pays en 1980, à former un gouvernement de coalition avec le Mouvement pour le changement démocratique (MDC) de Morgan Tsvangirai. En dépit d’un climat qui demeure très tendu, où la violence systémique et des enlèvements ciblés perturbent toujours le quotidien, le gouvernement forme un comité mandaté d’écrire la première constitution du pays. Le documentaire suit les deux leaders de ce comité, Paul Mangwana et Douglas Mwonzora, tous deux avocats et respectivement émissaires du ZANU-PF et du MDC.

La réalisatrice danoise Camilla Nielsson, qui a notamment réalisé des reportages dans des circonstances difficiles en Afghanistan et au Darfour, profite ici d’un accès inouï au processus de négociation. Nous assistons ainsi à une lutte de pouvoir inédite, où Mwonzora fera tout pour profiter de cette fenêtre d’espoir vers la libération de son pays et où Mangwana tentera d’honorer les vœux d’un dictateur tout en se prêtant au jeu de la démocratie. Ils seront tour à tour emprisonnés et menacés de mort, parvenant néanmoins à la signature d’une constitution – ratifiée mais toujours pas honorée par Mugabe –, signant du même élan les premiers traits de leur amitié.

Democrats est un récit essentiel, qui rappelle la difficulté de changer le cours des choses, mais aussi sa possibilité. Saisissant et enlevant, il est le témoignage de tous ces combats menés dans l’ombre, le rappel d’un monde où tous les possibles sont envisageables.

 

Votre prochaine lecture

L'année la plus longue

L’année la plus longue

Les premiers romans nous intéressent parfois pour de mauvaises raisons. Mû par le désir de découvrir un écrivain en herbe, curieux de savoir ce qui habite la nouvelle génération d’écrivains. Avec ce premier roman, Daniel Grenier nous rappelle que même des premiers pas peuvent nous mener très loin.

L’année la plus longue raconte l’histoire du leaper Aimé Bolduc, né un 29 février et investi du pouvoir de ne vieillir qu’une fois aux quatre ans. La proposition est belle et nous fait voyager de Chattanooga à Sainte-Anne-des-Monts, en passant par Québec et Montréal, à cheval sur les grands événements. Tour à tour contrebandier d’alcool, soldat, inventeur et amoureux, Aimé marche dans les pas de la grande histoire, la convoquant pour écrire la sienne, tout aussi grande mais plus secrète. Intime.

Grenier nous offre ainsi une épopée qui se garde de trop de lyrisme, s’appuyant sur les rencontres tendres qui tissent une vie d’homme. Le style y est ample, généreux, mais ciselé et précis, laissant notre imagination divaguer au gré des images, des ambiances et des décors qui peuplent le récit, qui nous font rêver. « Une histoire inoubliable de vies trop courtes et de vies sans fin » : à lire!

 

Redécouvertes

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Il nous semble parfois que les jours manquent d’heures, les heures de minutes et nos nuits, de sommeil. Il nous semble qu’avec une heure de plus ici ou là, on pourrait enfin accomplir de grandes choses. Mais il y a ceux qui, dans le cubicule du temps, y arrivent. Mathieu Gaudet a une triple formation : chef d’orchestre, médecin pratiquant et pianiste émérite, il est un ouvroir temporel, un artiste généreux. Après nous avoir envoûtés par ses récentes propositions de Schumann et Rachmaninov, il nous offre ici une brillante interprétation de Schubert.

Dehors novembre, et pourtant, il fait doux. La brise vous caresse les tempes, retroussant vos tifs. Une pluie tombe en vagues continues, créant un rideau qui semble s’ouvrir et se refermer sans cesse, dans le repos de vos yeux. Inlassable et répétitive, la pluie. Un contemporain vous dirait : voilà un beau .gif. Dans vos oreilles, Schubert. Le maître de votre bien-être, Mathieu Gaudet. Son doigté nous rappelle ici que rien ne presse. Les notes retombent sur vous dans la gravité légère de la danse et vous bercent. Rien ne presse, disais-je, sous l’emprise de Mathieu Gaudet, ouvroir temporel.

Maintenant, allez remplir vos promesses et revenez me dire ce que vous en avez pensé.

Vers libres pour une pomme pourrie

Verger

Il n’avait pas franchi le pas de la maison, celui qu’à l’époque on appelait simplement monsieur.

Cet homme qui avait pris le temps de repasser sa chemise le matin même. Il avait même enlevé un à un les poils coriaces de son chat, Renoir, sur les manches de son veston. Il s’était assuré que la ligne de pli de son pantalon était bien droite, que la boucle de ses lacets était égale de chaque côté. Pas un instant il n’avait hésité à mettre une cravate, faisant un nœud parfait avec fierté, puis il était parti. Sans même un regard à son miroir : il savait qu’il était parfait.

Il n’avait pas franchi le pas de la maison, quittant quelques minutes plus tard sans offrir de poignée de main. La porte s’était ouverte devant lui et l’odeur de l’appartement lui avait soufflé le visage. L’odeur d’un foyer. Il avait passé quelques minutes dans le cadre de la porte, répétant son nom le plus souvent possible. Quand il parlait, on l’écoutait. Même lui, s’écoutait. Puis on refermait la porte derrière lui et le citoyen restait avec l’impression que cet homme avait parlé en se bouchant le nez.

Il était resté sur le pas de la porte et était parti sans offrir une poignée de main, à cette époque où on l’appelait encore monsieur. Celui qui s’est retrouvé dans une chaise de ministre pour les mauvaises raisons. Il l’a su tout de suite quand il s’est assis dans son siège. Ses doigts avaient filé sur le bois travaillé de la chaise, appréciant la façon dont on avait léché la matière : c’était doux. Son siège. Le président d’assemblée avait dit Ministre en se tournant dans sa direction. Et il s’était gonflé d’orgueil.

Le citoyen restait avec l’impression que cet homme lui avait parlé en se bouchant le nez, celui qu’on appelait désormais ministre. Cet homme qui aujourd’hui les humiliait publiquement, leur rappelant la force de son poing et son entêtement à servir ses frères de boire. Celui qui plaçait nos coffres dans la promesse du paradis, celui que jadis on appelait simplement monsieur, créait des exilés en leur propre pays.

Le pas de la maison, c’est encore eux qui devraient le franchir.

Et le lendemain, celui qui n’est plus rien d’autre que ministre nous invitera à une minute de silence devant la tragédie humaine.

Si par une nuit banale un grand livre

Crédit photo: Dominic St-Jacques

Crédit photo: Dominic St-Jacques

La plupart du temps, quand vous lisez, c’est dans ce fauteuil que vous êtes assis. Il vous arrive de voler quelques moments de lecture ailleurs, sur le banc d’un métro ou attablé dans un café, c’est vrai. Mais ce moment-ci, vous l’avez préparé : il reste deux chapitres au roman qui a traversé la semaine avec vous. Malgré les aléas du travail, dans les plaintes et les rires de vos enfants, dans ces douces minutes qui précèdent le sommeil, contre cet idiot qui vous a envoyé le doigt d’honneur parce que vous rouliez en vélo dans la rue : ce livre vous a accompagné. Parce qu’une histoire qu’on aime, qu’on soit en train de la lire ou non, est avec nous.

Ce soir, dans le calme retrouvé de la ville, dans la noirceur de l’appartement, posé contre la douche de la lumière de lecture, vous êtes assis dans votre fauteuil, pour profiter des derniers moments de votre livre. Les pages s’égrainent rapidement et arrivé au dernier chapitre, vous jaugez la quantité de pages restantes, faisant une moue triste devant la conclusion prochaine de votre plaisir. Les derniers moments sont parfaits. Il n’y a pas de retournement farfelu et les mots sont soufflés à votre oreille dans un rythme parfait. L’histoire se conclut doucement, comme elle a commencé. Puis vous lisez : « Tout est bien. Il dort pour de bon. Le Vieux, là-haut, a tourné son pouce vers le bas.[1] » Ce n’est pas écrit FIN, il n’y a qu’un long blanc sur la page dans lequel votre esprit vagabonde. Le temps passe et le récit défile en vous, posant un sourire sur vos lèvres. Vous tournez la page, irrésolu à fermer le livre : un autre blanc. C’est bel et bien fini et dans ce blanc commence un petit deuil. Enfin, le livre se referme dans vos mains et vous le posez en promettant de le relire, bientôt.

Vous auriez aimé en parler à tout le monde, de ce livre. Vous avez d’ailleurs cherché à convaincre quelques collègues que c’était le roman de l’heure, adaptant chaque fois votre discours à votre interlocuteur pour vous faire plus convaincant. Avec elle, vous avez vanté la proposition, étonnante et prometteuse, avec lui vous avez mis de l’avant le style, vif et ample à la fois. Mais autour de vous, personne ne lit. Ou alors tout le monde lit, mais il y a tellement de livres à lire. Trop, dirait l’autre. Résigné, vous googlez le titre et parcourez les commentaires de quelques inconnus : voilà l’échange le plus substantiel que vous aurez sur ce chef d’œuvre qu’on aura oublié demain.

Heureusement, il existe un autre scénario imaginable. Car en refermant Évariste, en me laissant imprégner de la grande sortie de La terre sous les ongles, en reprenant mon souffle avec Buvard, en retrouvant le moment présent à la tombée de L’année la plus longue, l’aventure ne faisait pour moi que commencer. Pour une deuxième année, je participe en effet au club de lecture de l’UNEQ, dans le cadre du festival du premier roman Chambéry.

Créé en 1987 dans la région de Savoie, le festival récompense chaque année deux primoromanciers, l’un-e français-e, l’autre québécois-e. Le mode de scrutin, unique dans le paysage des prix littéraires, fait du bien. Celui-ci invite en effet des lecteurs, lectrices de tous horizons à se rencontrer en clubs de lecture pour discuter des œuvres lues. Cette année encore, trente primoromans – 15 québécois et 15 français – ont été présélectionnés et proposés en lecture aux clubs. À la fin du processus, chaque club établit ses romans préférés qui reçoivent, dans l’ordre, un pointage. Les résultats sont colligés et le/la lauréat-e français-e est invité-e au festival Metropolis bleu, tandis que celui/celle québécois-e visite le festival de Chambéry. Le volet québécois ayant été créé il y a trois ans à l’initiative de Marine Gurnade, de la librairie Gallimard, le Québec a chaque année triplé son nombre de clubs, en totalisant maintenant neuf. Au total, ce n’est pas moins de 3200 lecteurs, lectrices qui élisent les gagnants, éparpillés dans des clubs majoritairement en France, mais installés un peu partout en Europe et au Québec.

L’ambiance d’un club est singulière. Il faut imaginer une douzaine de personnes se réunissant, au départ inconnues les unes des autres. Les raisons qui poussent les gens à joindre les clubs sont diverses, mais une chose les unit essentiellement : la passion de la lecture. Au fil des rencontres, les caractères se dévoilent : l’humour, la sensibilité, la fébrilité des clubistes se révèlent, et grâce aux livres les inconnus n’en sont plus. De ces échanges naît une solidarité, un plaisir d’être ensemble, de faire résonner encore plus fort la puissance de la littérature.

Pour chaque édition, un événement réunit lecteurs et primoromanciers, suivant ainsi la volonté originale de Jacques Charmatz, enseignant de Chambéry et instigateur du projet en 1987, qui cherchait une façon originale d’encourager ses élèves à la lecture. Cette année, le rendez-vous aura lieu au Salon du livre, le jeudi 19 novembre, à 19h45. Vous y êtes cordialement invités. Parce que la littérature, c’est avant tout une grande rencontre.

[1] DÉSÉRABLE, François-Henri, Évariste, 2015, Gallimard, Paris, p.165