
Crédit photo: Michel Hébert
Les listes
Vous savez que votre vie n’est plus ancrée dans sa simple routine quand un banal « Ça va? », en d’autres temps à peine plus qu’une formule phatique, déclenche une réponse fleuve. Certains éléments de nos vies vont bien, d’autres non. Mais au-delà de la nuance qui s’impose, la longueur de notre réponse témoigne d’un besoin de nous rencontrer.
Il y a une semaine à peine, du moins du point de vue de ma situation de citadin, on croisait tellement de gens que l’on pouvait choisir d’investir certaines conversations, écourtant celles qui semblaient moins prometteuses ou qui nous plaçaient en retard pour le boulot (je suis toujours un peu en retard pour le boulot). On répondait alors par réflexe.
– Oh oui. Ça va. Le petit pousse. La santé est bonne. Toi, ça va?
Quelques phrases brèves qui se refermaient sur elles-mêmes. On écoutait poliment la réponse de l’autre et on passait notre chemin. Ça semble cruel, dit comme ça, mais c’était un sentiment partagé. Une entente tacite, écrite dans la posture de nos corps et l’inclinaison de nos voix. Mais ce matin, j’ai reçu un message d’un ami.
– Ça va, le coronagate?
Et les valves se sont ouvertes. Mes pensées, entassées dans une tête habituellement aérée, qui prend le temps de voir venir, qui gère les informations à sa vitesse, ont déferlé leur trop-plein. Au bout de quelques phrases, sans que je m’en aperçoive, je n’étais déjà plus en train de répondre à la question. Je m’en fous un peu de savoir comment je vais. Je le sais à vrai dire. Je pense surtout à tous les autres. À ceux et à celles à qui je n’ai pas encore eu le temps de parler. À ceux et celles que je ne voyais plus, mais qui gardaient une place dans mon cœur.
Je ne sais pas pour vous, mais depuis quelques jours, mes listes ne sont plus les mêmes. Vous savez, ces listes de choses « à faire », sur lesquelles on couche, sur du papier, ce qui nous cause des tensions, et qu’on prend plaisir à éliminer aussitôt qu’elles sont accomplies, pour se donner le sentiment de ne pas faire du surplace.
Les verbes « aller », « rapporter » et « visiter » ont disparus, remplacés par « rappeler », « écrire » et « annuler ». Sur la liste d’épicerie, champignons, yogourt et tofu ont cédé leur place aux pois chiches, aux patates et aux pâtes. Mon calendrier (qui est, après tout, une longue liste), est tout raturé. J’ai bien encore quelques textes à rendre, mais les rendez-vous, les quarts de travail, les fêtes, les soupers, les sorties, le sport : tout a foutu le camp. Les cases se disputent l’espace, bien alignées, dans un grand vide peuplé d’incertitudes.
Plus longues encore que toutes ces listes se trouvent celles, mentales, faites de noms. Permettez-moi de garder ici ces noms dans l’anonymat, mais cette liste est interminable, et chaque nouveau nom ajoute à l’inquiétude qui m’habite, la seule à vrai dire. Comment se portent-ils? Tous ces êtres, amis, parents, connaissances, clients réguliers, commerçants du quartier, amis d’amis, parents d’amis, amis d’autrefois, amis d’ailleurs. Ils sont coincés à l’étranger, chez eux avec leurs enfants, en transit à l’aéroport, en quarantaine forcée. Ils sont immunosupprimés, affaiblis par une cochonnerie au poumon, un cancer, un diabète. Ils sont âgés, anxieux, dépressifs. Ils sont nombreux, trop nombreux, je n’arrive pas à faire leur décompte et, parfois, je n’arrive pas à me rassurer. Sortiront-ils indemnes de cette crise?
Il y a tous ceux que je connais et il y a tous ceux que je ne connais pas. Ces gens en situation d’itinérance, ces gens aux prises avec des troubles psychologiques, des traumatismes, des besoins de soutien importants. Ces gens qui, déjà, étaient en situation d’extrême vulnérabilité. Je pense à eux.
Et d’ici à ce qu’on reprenne un peu d’emprise sur nos vies et sur ce tourbillon qui a emporté nos listes, je vous invite, une fois de plus, à nous retrouver dans les mots.
Rendez-vous ici, demain.