Journal de quarantaine – Jour #3

Journal de quarantaine #3

Crédit photo: Michel Hébert

Les listes

Vous savez que votre vie n’est plus ancrée dans sa simple routine quand un banal « Ça va? », en d’autres temps à peine plus qu’une formule phatique, déclenche une réponse fleuve. Certains éléments de nos vies vont bien, d’autres non. Mais au-delà de la nuance qui s’impose, la longueur de notre réponse témoigne d’un besoin de nous rencontrer.

Il y a une semaine à peine, du moins du point de vue de ma situation de citadin, on croisait tellement de gens que l’on pouvait choisir d’investir certaines conversations, écourtant celles qui semblaient moins prometteuses ou qui nous plaçaient en retard pour le boulot (je suis toujours un peu en retard pour le boulot). On répondait alors par réflexe.

– Oh oui. Ça va. Le petit pousse. La santé est bonne. Toi, ça va?

Quelques phrases brèves qui se refermaient sur elles-mêmes. On écoutait poliment la réponse de l’autre et on passait notre chemin. Ça semble cruel, dit comme ça, mais c’était un sentiment partagé. Une entente tacite, écrite dans la posture de nos corps et l’inclinaison de nos voix. Mais ce matin, j’ai reçu un message d’un ami.

– Ça va, le coronagate?

Et les valves se sont ouvertes. Mes pensées, entassées dans une tête habituellement aérée, qui prend le temps de voir venir, qui gère les informations à sa vitesse, ont déferlé leur trop-plein. Au bout de quelques phrases, sans que je m’en aperçoive, je n’étais déjà plus en train de répondre à la question. Je m’en fous un peu de savoir comment je vais. Je le sais à vrai dire. Je pense surtout à tous les autres. À ceux et à celles à qui je n’ai pas encore eu le temps de parler. À ceux et celles que je ne voyais plus, mais qui gardaient une place dans mon cœur.

Je ne sais pas pour vous, mais depuis quelques jours, mes listes ne sont plus les mêmes. Vous savez, ces listes de choses « à faire », sur lesquelles on couche, sur du papier, ce qui nous cause des tensions, et qu’on prend plaisir à éliminer aussitôt qu’elles sont accomplies, pour se donner le sentiment de ne pas faire du surplace.

Les verbes « aller », « rapporter » et « visiter » ont disparus, remplacés par « rappeler », « écrire » et « annuler ». Sur la liste d’épicerie, champignons, yogourt et tofu ont cédé leur place aux pois chiches, aux patates et aux pâtes. Mon calendrier (qui est, après tout, une longue liste), est tout raturé. J’ai bien encore quelques textes à rendre, mais les rendez-vous, les quarts de travail, les fêtes, les soupers, les sorties, le sport : tout a foutu le camp. Les cases se disputent l’espace, bien alignées, dans un grand vide peuplé d’incertitudes.

Plus longues encore que toutes ces listes se trouvent celles, mentales, faites de noms. Permettez-moi de garder ici ces noms dans l’anonymat, mais cette liste est interminable, et chaque nouveau nom ajoute à l’inquiétude qui m’habite, la seule à vrai dire. Comment se portent-ils? Tous ces êtres, amis, parents, connaissances, clients réguliers, commerçants du quartier, amis d’amis, parents d’amis, amis d’autrefois, amis d’ailleurs. Ils sont coincés à l’étranger, chez eux avec leurs enfants, en transit à l’aéroport, en quarantaine forcée. Ils sont immunosupprimés, affaiblis par une cochonnerie au poumon, un cancer, un diabète. Ils sont âgés, anxieux, dépressifs. Ils sont nombreux, trop nombreux, je n’arrive pas à faire leur décompte et, parfois, je n’arrive pas à me rassurer. Sortiront-ils indemnes de cette crise?

Il y a tous ceux que je connais et il y a tous ceux que je ne connais pas. Ces gens en situation d’itinérance, ces gens aux prises avec des troubles psychologiques, des traumatismes, des besoins de soutien importants. Ces gens qui, déjà, étaient en situation d’extrême vulnérabilité. Je pense à eux.

Et d’ici à ce qu’on reprenne un peu d’emprise sur nos vies et sur ce tourbillon qui a emporté nos listes, je vous invite, une fois de plus, à nous retrouver dans les mots.

Rendez-vous ici, demain.

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3 réflexions sur “Journal de quarantaine – Jour #3

  1. Tout devient surréaliste et apocalyptique ! Tout est…Tout à coup!

    Cet après-midi, je suis sorti de la maison très insécure! Avant de partir , je me prépare: apporte lingette humide et Purel . Vêtu d’un foulard à la manière burqa, lunette de soleil et gants, je suis parti faire face à l’ennemi, en essayant d’éviter le terrain miné du virus logé je ne sais où…je me lance à l’aventure périlleuse de faire l’épicerie!

    Regarde le panier à l’entrée et sert avec crainte la barre. Pas le choix, faut que j’y touche, il n’avancera pas tout seul! Décide de prendre tous les légumes emballés ,plus sécuritaire…au diable l’écologie , la santé d’abord! Je veux des pains hamburger et hot-dog, il n’y en a plus! Je crois que personne ne mange plus de fast-food!

    Je souhaiterais avoir un contenant de crème glacée…j’hésite , il y a quelqu’un devant l’étalage, si j’y vais , je ne suis plus à un mètre ! Je vais donc chercher un poulet en attendant. Finalement, je le reporte, tout à coup que la personne qui l’a fait cuire n’avait pas de gant quand elle l’a mise dans le contenant, fiou! Une chance que j’y ai pensé ! Je prend plus d’aliments qu’à l’habitude, souvent 2 de chaque, on ne sait jamais , tout à coup! Je ne vais quand même pas prendre encore des rouleaux de papier de toilette, je vais me faire regarder de travers!

    Arrive à la caisse, je ne m’empresse pas de mettre mes choses sur le tapis roulant comme à l’habitude, j’attend que l’autre client a bel et bien payé et part! Je prends mes cartes, factures…et j’ai seulement hâte de me désinfecter les mains. Tout à coup…!!!

    Tout à coup qu’on l’attrape!!! C’est obsédant et cela nous paralyse! même si les risques et probalités sont minimes, on peut y passer! Quand j’attendais à la caisse, je ne pouvais m’empêcher de regarder les gens et de penser…celle-là pourrait l’avoir mais elle est jeune, elle passera à travers, celui-là, hum! Un peu plus vieux, pas certains qu’il s’en sortirait. Oups! Celle-là vient de tousser…Tout à coup!!!

    J’espère que la peur va s’estomper sous peu, pour faire place à l’acceptation. Parce qu’un jour , on finira tous par l’avoir. Ça sera seulement la loi de la jungle!Les plus jeunes et les plus forts triompheront!

    Aimé par 1 personne

    • Merci pour le partage. C’est vraiment chouette que tu aies pris le temps d’écrire le récit de ta sortie. Ce n’est plus banal, n’est-ce pas, faire son épicerie!
      Moi aussi, quand je sors, j’ai de la difficulté à ne pas y penser. Bon, c’est sûrement une bonne chose, puisqu’il faut bien assumer les précautions, mais j’essaie aussi de l’oublier un peu. Et puis, il me semble qu’une bonne façon d’éliminer la peur (c’est une bonne idée), c’est de renverser le paradigme. Je me dis que ce n’est pas l’autre qui a peut-être le virus, mais moi qui en es porteur à mon insu. Ainsi, je me protège pas des autres, mais plutôt, je protège les autres. C’est tout aussi efficace, et ça évite de considérer l’altérité comme une menace.
      Cela dit, à très bientôt j’espère!

      J’aime

      • D’accord avec toi!
        C’est d’ailleurs pourquoi je ne vous ai pas vu chez Danielle, rhume ou grippe, je n’ai pas pris de chance,il y a 2 semaines…!

        Envoyé de mon iPhone

        Aimé par 1 personne

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