Journal de quarantaine – Jour #37

Journal de quarantaine #37

Pourquoi j’écris?

Je ne me souviens plus la première fois que je l’ai entendu, mais c’était il y a bien longtemps. J’étais alors très jeune – peut-être trop? Ma mémoire est confuse et peine à trouver une cohérence à cette ligne du temps qui semble trouée. J’étais un enfant, on me demandait ce que je voulais faire plus tard, ce à quoi je répondais invariablement jouer pour les Canadiens. On m’encourageait, on croyait en moi. N’allez pas croire que j’avais la moindre des chances, mais il serait idiot de briser des rêves d’enfants, n’est-ce pas?

Mon souvenir fait alors une ellipse et, dans la case suivante, je suis grand, j’affirme que je veux écrire, et on me répond que ça va être difficile. Que c’est difficile pour tout le monde, c’est vrai, mais écrire… Écrire? Ouf. « Tu ne voudrais pas plutôt trouver une voie avec plus de débouchées? », suggérait-on.

J’ai eu peur. Je me suis dit que journaliste ferait l’affaire – à cette époque-là, on ne se doutait pas que les journalistes en baveraient autant –, mais j’ai vite compris que la petite colonne des nouvelles n’était pour moi. Je ne voulais pas seulement écrire, je voulais créer. Avec un ami, qui caressait à peu près les mêmes ambitions, on se disait qu’à trente ans, dans le pire des cas, il ne serait pas trop tard pour abdiquer et devenir professeur de cégep. Évidemment, c’était de l’arrogance juvénile, il y a des écrivain.es accompli.es qui sont aussi professeur.es. Et puis, quand on abdique, la plupart du temps, on n’a pas encore trente ans.

Je suis allé au cégep en Arts et lettres et là, oh, combien de fois l’ai-je entendu? On nous enseignait la littérature, on nous épaulait dans notre création, et dans le même élan on nous décourageait de poursuivre sur cette voie. Je ne connais personne de ma cohorte qui n’a pas décidé de mettre le frein. Et pourquoi pas? C’est ce qu’on nous suggérait de faire.

J’ai gagné l’université en caressant l’évidence : je serais d’abord professeur. Je m’amusais à structurer des plans de cours. J’envisageais les œuvres que je ferais lire, tentais de trouver des angles d’approche accrocheurs. Je me disais que l’été, certainement, j’aurais le temps d’écrire.

J’ai donc poursuivi en littérature, où j’ai entendu, encore et encore, que c’était un milieu difficile. Un milieu de peu d’élu.es. On nous apprenait que l’inspiration, ces vers soufflés par des nymphes sur le toit de l’Olympe, appartenait aux siècles passés. On nous disait de ne pas croire au génie créateur, que l’art était affaire de travail, d’engagement, qu’il fallait écouter Boileau et se pencher encore plus souvent sur notre création que sur le bol quand l’envie de chier nous prend.

La mise à mort du génie et de l’inspiration aurait dû être une bonne nouvelle : elle impliquait que n’importe qui pouvait être artiste. Mais c’était aussi un espoir pervers. Ça se bousculait désormais aux portillons et tant de monde, trop de monde, pouvait et voulait devenir artiste. Ce ne serait pas facile. Oh non. En comparaison, jouer pour les Canadiens me semblait un rêve accessible. Pourquoi avais-je abandonné si tôt?

Quelques-un.es de mes ami.es sont devenu.es professeur.es. J’ai vu leur temps fondre comme du beurre dans la poêle. Le temps, cette arme si précieuse quand on veut créer. J’ai eu un doute. Après le bac, j’ai pris une pause pour écrire. J’en ai tiré une novella qui, plus tard, est devenue un roman. Ne le cherchez pas, je ne l’ai pas publié. J’ai entrepris ma maîtrise, pas tant par intérêt que par nécessité : c’était ce qu’il me fallait pour devenir prof. Mais il était trop tard, l’écriture m’avait repris dans sa volupté. Je voulais être libre. Je voulais créer.

J’ai lâché les études. Ça a été le début d’une longue errance. J’avais très peur. Depuis si longtemps, on me disait que la décision que je venais de prendre était la mauvaise. Je découvrais le monde adulte en marchant à contre-courant, c’était angoissant. À trente ans, je n’étais ni professeur ni écrivain. J’ai capoté.

Mais j’ai poursuivi, et me voici. C’était vrai, ce qu’on m’avait dit. C’est difficile. C’est très difficile. Souvent injuste. Il y a quelques moments de grâce, mais il faut savoir trouver soi-même son bonheur. Accepter la précarité. Il ne faut pas regarder trop loin devant, faire un petit boulot d’appoint pour payer les comptes. C’est la vie. Je doute souvent. J’essuie les refus. Mais je suis incapable de ne pas baisser la tête et de continuer. Je fonce. J’aime ce que je fais. Au diable les obstacles qui voudraient m’en empêcher.

Normalement, j’aurais profité du confinement pour travailler sur mes projets. Pas de farce, j’ai deux romans, un recueil de poésie et un recueil de nouvelles qui demandent une dernière réécriture. J’ai d’autres projets qui me trottent dans la tête, que j’ai hâte d’entamer. Ce temps d’arrêt de travail aurait pu être une félicité. Évidemment, avec mon fils à la maison, le temps n’est pas si abondant, mais quand même. Pourtant, il m’a semblé que mes projets m’auraient déconnecté du monde. Je voulais plutôt garder le lien avec le monde extérieur. Construire des ponts, plutôt que m’enfermer entre mes murs.

J’avais raison. J’ai fait une merveilleuse découverte. Dans mon parcours académique, tant de fois on m’a parlé du pouvoir des mots. On m’a appris comment aborder la violence la plus totale, celle qui semble innommable. On m’a appris comment des mots avaient tué des gens, nourri des révolutions, changé des mentalités. On m’a appris combien les mots pouvaient être chargés, mais combien, aussi, il pouvait être dur de les porter. Mais jamais on ne m’a appris à quel point ils pouvaient faire du bien.

Je me suis lancé dans mon projet de Portraits de crise par instinct. Il y avait là quelque chose qui m’animait, quelque chose d’intéressant à dire, de belles rencontres à faire. Comme d’habitude, je voyais grand. Il y a tellement de gens que j’aimerais rencontrer et tout autant de portraits à faire. Le temps manquera, évidemment, mais en attendant, j’ai découvert les mots bienfaiteurs. J’apprécie habituellement les commentaires qui félicitent mes textes, confirmant que j’ai bien travaillé et que j’ai touché les gens, mais cette fois, les commentaires qui m’étaient les plus précieux étaient ceux qui s’adressaient à Michel. Tous ces gens qui étaient fiers de Michel, qui le remerciaient et l’encourageaient.

Cette fois, je ne fais pas briller les mots pour ce qu’ils sont. Je ne mets pas de l’avant mon effort, mon talent ou ma sensibilité, je fais rayonner quelqu’un. Je permets d’attirer l’attention sur la brillance de quelqu’un. Ça me comble plus que tout. Et aujourd’hui, porté par ce bonheur tendre, je regrette tous ces gens qui se sont adressés à mon orgueil et à mon ambition, me répétant que des jours difficiles m’attendaient. Peut-être me communiquaient-ils l’amertume de leurs déceptions? Il me semble qu’il aurait été beaucoup plus constructif de me dire combien, par mes mots, je pouvais embellir le monde, attirer l’attention sur sa lumière et souligner sa beauté, afin d’inspirer les autres.

Écrire, après tout, peut être un don. Pas un don venu du ciel, qui s’incarne dans un génie créateur. Plutôt, un don de soi, comme un cadeau qu’on offre aux autres. Les prophètes de malheur qui cherchaient à me détourner de l’écriture se trompaient. Tandis que nous vivons des jours difficiles, une fois de plus, écrire me rend la vie plus douce, plus paisible.

Le prochain portrait est sur la table à dessin. En attendant, je vous donne rendez-vous ici, demain.

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