Journal de quarantaine – Jour #38

Journal de quarantaine #38

Une autre raison pour laquelle écrire

Pour tout vous dire, j’avais décidé de ne plus écrire tous les jours dans ce journal. Ce ne serait pas la première qu’un journal quotidien aurait des trous sur sa ligne du temps. Le Devoir n’a pas d’édition imprimée le dimanche. Les fériés offrent un répit généralisé aux quotidiens. Et puis, quand j’étais petit, il m’est arrivé de m’installer, comme chaque soir, dans ma cabane faite de boîtes et de couvertures, ou encore sous l’épaisseur de ma couette, à la lueur d’une lampe de poche, et de m’endormir avant d’y avoir écrit le moindre mot. Puéril syndrome de la page blanche.

Aujourd’hui, c’est différent, le projet des Portraits de crise me prend du temps – un temps qui m’est rare – et je le trouve important. Pertinent et stimulant. Je préfère biffer des entrées de journal pour m’y consacrer. Seulement voilà : ma grand-mère m’a fait hésiter dans ma décision.

La semaine dernière, dans la boîte d’épicerie qu’elle est allée lui porter, ma mère a glissé mes premiers textes de ce Journal de quarantaine. Ma grand-mère m’a raconté qu’après souper, elle s’était installée sur sa chaise de lecture avec en mains mes textes et un bon verre de vin. Elle est restée là plus de deux heures, à me lire. C’était comme si j’étais là, avec elle, et que je lui partageais mes pensées du moment, de cette même façon que je le faisais, quand j’étais haut comme ça et qu’elle me trimballait partout dans la ville.

À notre conversation suivante, elle m’a redit le plaisir qu’elle avait eu à me lire. Il faut savoir que mon grand-père, son mari, écrivait lui aussi, et que pour cette grande lectrice qu’est ma grand-mère, il y a quelque chose de familier et de réconfortant à lire les envolées de quelqu’un d’aimé. De reconnaître le timbre de sa voix et le chemin de sa pensée, à travers le rythme de ses phrases. Ça m’a fait plaisir, évidemment.

Je voulais lui dire que je pensais ralentir le rythme, mais elle m’a dit qu’elle avait hâte à la prochaine boîte d’épicerie. « Ta mère ne me donne pas tes textes au fur et à mesure… elle attend qu’il y en ait une dizaine. » Une dizaine! Le chiffre m’a fait peur. Mon garçon enchaînait les mauvaises nuits, j’étais fatigué, et soudainement, ces dix textes à écrire m’ont semblé une montagne. Or, j’avais soudainement une raison pour écrire : ma grand-mère.

Un premier cas de COVID-19 s’est déclaré dans sa résidence la semaine dernière. Trois autres se sont ajoutés depuis – dont deux parmi le personnel – et il n’y a aucune raison de croire que l’hécatombe s’arrêtera. En catastrophe, afin de limiter les dégâts, les résidents ont été confinés à leur appartement. À l’interdiction de sortir du bâtiment s’est ajoutée la terrible interdiction de sortir de leur appartement. Ma grand-mère qui avait l’habitude d’aller trotter – comme elle le dit si bien, presqu’en chantant – plus d’une heure  par jour!

Ça ne va plus très bien. Son équilibre se dérègle. Elle dit qu’elle s’habille encore pour sortir marcher sur son balcon. Mais c’est un balcon d’appartement, c’est tout juste si on peut y faire les cents pas. Elle ne me parle plus longtemps, trop essoufflée, dit-elle, probablement par une anxiété qu’elle n’arrive plus à calmer. Combien de gens mourrons-nous de n’avoir pas eu le droit de sortir? En raccrochant, la question me serrait le cœur.

En 2009, mon grand-père a fait paraître, dans Le Soleil, une lettre où il défendait le droit au suicide assisté. Quelques années plus tard, une vilaine grippe a mis à l’épreuve son cœur déjà amoché et, les poumons gorgés de sang, il a demandé à mourir. Chaque jour, pendant une semaine, il a réitéré sa demande. Les médecins étaient frileux à l’idée, sachant qu’il leur était possible de le sauver. Mais mon grand-père ne voulait rien savoir de vivre en chaise roulante, de vivre à bout de souffle, de vivre à moitié. La mort était là, à sa portée, il avait fait un bon bout de chemin, pour lequel il était plus que satisfait. Il lui semblait raisonnable de prendre la porte de sortie.

Les médecins ont finalement accepté de le laisser partir, dans les douces vapes de la morphine. Le matin, il discutait avec ses ami.es, à midi, il nous faisait ses adieux, et le soir, il était mort. Jusqu’à la fin, il a ri. Ça a été difficile de le voir partir, mais j’étais content pour lui. Qu’il ait, comme il le souhaitait, ce qu’on appelle une belle mort.

Sept ans plus tard, s’adressant à son urne, je me demande ce que ma grand-mère lui raconte. Privée du droit de sortir de chez elle, quelle est cette mort qu’on lui prépare? Combien de morts de plus créera-t-on en empêchant nos aînés de sortir de chez eux? Tous ces gens qui gardaient la forme en prenant des marches, qui avaient réussi à chasser la solitude, la lourdeur du deuil et la crainte de la mort en s’oubliant dans le souffle du vent, la chaleur du soleil et le chant des oiseaux?

Il ne reste à ma grand-mère qu’une télévision qui se gargarise au coronavirus, des livres qu’elle effeuillait déjà compulsivement, nos conversations téléphoniques et son appartement de trois pièces, prison sans barreaux.

Je crains que son balcon ne soit pas assez grand pour la garder en vie.

Je crains que mon Journal de quarantaine ne soit pas suffisant pour la garder en vie.

Plus que tout, je crains que sa mort, que j’appréhendais, qu’elle appréhendait, parce que la mort est attendue et qu’elle viendra forcément, tôt ou tard, je crains que cette mort soit précipitée, misérable et esseulée. Mon grand-père voulait que nous prenions soin de ma grand-mère. Je crains de ne pas être capable de lui offrir de mourir dans la dignité.

Le parc, à un coin de rue de chez ma grand-mère, ces arbres centenaires qui surplombent la rivière et ces petites rues résidentielles, faites des maisons qu’elle connait depuis des décennies, sont-ils si dangereux pour sa santé? Ma grand-mère est une adulte responsable qui, comme vous et moi, lave son épicerie et se désinfecte les mains compulsivement. Ne pouvons-nous pas organiser des sorties pour ceux et celles qui, comme ma grand-mère, ploient sous le confinement qu’on leur impose? Sans quoi, je crains fort que nous aurons, sur nos bras et sur nos consciences, la mort de gens frappés par la détresse, emportés comme de vulgaires dommages collatéraux.

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