
Illustration: Florence G. Ferraris*
Portraits de crise – Grand-maman
Hier, j’ai appelé ma grand-mère. J’essaie de l’appeler plus souvent que d’habitude, pour combler sa solitude, mais aussi pour me combler, moi, de sa présence. Habituellement, nos entretiens téléphoniques sont très courts. Au bout d’un moment, en plein milieu de la conversation, parce qu’elle craint de m’importuner – même si, évidemment, c’est moi qui l’ai appelée –, elle prétexte que je dois m’occuper de mon garçon, que j’ai du travail à faire et des repas à préparer, et elle raccroche, comme ça, sans que je n’aie pu lui répondre. Je reste planté là, avec mes questions en travers de la bouche, ahuri de m’être ainsi fait raccrocher la ligne au nez.
Évidemment, depuis le temps, je me suis habitué. De toute façon ma grand-mère ne fait rien comme les autres, surtout au téléphone. Quand elle répond, elle est déjà en train de parler, comme si la conversation était entamée depuis quelques minutes. Les formalités, elle ne s’en embarrasse pas. Sauf que depuis quelques semaines, nos conversations s’étirent, peu à peu. Je devrais m’en réjouir. Enfin, je peux prendre le temps d’assouvir ma curiosité et, surtout, au moment de raccrocher, j’ai le temps de lui dire qu’on pense à elle. Et que je l’aime.
Quand mon grand-père est mort, après une soixantaine d’années de vie commune, un grand pan de son existence s’est effondré. Elle s’est retrouvée seule, certes, mais surtout, elle a perdu ses repères. Au bout de soixante ans, on a pris quelques plis, deux ou trois indécrottables habitudes, si bien que pour reprendre le cours d’une vie de célibataire, il faut beaucoup d’énergie et de courage. D’autant qu’on fait tout ça avec un immense deuil sur le cœur. Ma grand-mère n’était déjà plus dans sa première jeunesse, et il n’était pas rare de l’entendre dire que bah, elle pouvait bien mourir, rendu là.
Mais voilà, sa mère est morte à 101 ans et il faut croire que c’est une affaire de famille. Grande lectrice, grande marcheuse, elle passe à travers ses journées en plongeant dans les feuilles, celles de ses romans et celles des arbres. La mort fait partie de son vocabulaire et, bien sûr, il lui arrive de s’ennuyer, mais l’orgueil a du bon. C’est une battante, ma grand-mère. Elle marche le dos bien droit et le regard vif. Elle se dit sauvage, mais elle parle à tout le monde, curieuse, une main sur leur épaule, comme un pont tendu. Elle vieillit, mais rien n’y parait.
Je ne vous dis pas son âge, elle ne me le pardonnerait pas. Il y a longtemps qu’elle ment sur sa date de naissance et, en vérité, elle a beau jeu de le faire. Je me souviens qu’un jour, un médecin l’avait regardée longuement, comme surpris. Quand un médecin vous observe longtemps avant de parler, c’est toujours un peu inquiétant. Sauf qu’au bout d’un moment, il avait dit :
– Madame, y’a une erreur à votre dossier. Pourriez-vous me redonner votre date de naissance s’il-vous-plait?
Cette fois-là, ma grand-mère avait dit la vérité, mais le médecin ne l’avait pas crue. Des fois, la vérité n’est pas vraisemblable. En littérature, on appelle ça l’effet de réel, une théorie que l’on doit à Roland Barthes et qui, si je la simplifie à mon avantage, me donne toute licence pour mentir, pourvu que ça ait l’air vrai. En tout cas, disons qu’il lui arrive de soustraire quinze ans de son curriculum et que les gens n’y voient que du feu. Celui dans ses yeux.
Hier, ma grand-mère ne mentait plus sur grand-chose. Elle m’a parlé des corridors vides de sa résidence, des gardiens qui barrent la porte, de la grande salle à manger qu’on a vidée de ses tables. Quand elle a dit que tout ça « ressemble à la fin du monde », je savais qu’elle n’exagérait pas.
Le confinement nous est difficile. Le temps s’étire et le bout du tunnel nous parait loin, mais quand on s’imagine y arriver, notre imagination fleurit. On peut voir notre vie reprendre, avec ses difficultés et ses tracas, certes, mais une vie qui offre encore ses promesses de beauté. Pour ma grand-mère, ce confinement qui s’étire et dont la conclusion ne semble pas pour bientôt, c’est peut-être bel et bien la fin du monde. Du sien, du moins.
Et puis elle m’a parlé de la peur. Celle que transmettaient les médias. Celle que Legault faisait naître, même à mots couverts, et qui a fait son chemin dans les murs de sa résidence. « Ici, les gens ont peur. » Elle a répété ça plusieurs fois. Les gens sont emmurés dans leur appartement, ils ne sortent plus. Ma grand-mère en profite pour prendre de longues marches dans la résidence, s’assied pour lire devant le feu au rez-de-chaussée, mais ce n’est pas comme le grand air, comme cette rivière qui gigote dehors et ces arbres qui dansent.
Parce qu’elle n’avait pas encore raccroché, j’ai réussi à lui demander des nouvelles de sa voisine de palier. C’est une amie qu’elle voyait régulièrement, mais elle ne lui parle désormais que par téléphone. Ma grand-mère, qui aime tant toucher les gens. Cette amie se terre tout le jour durant dans son appartement et, à la tombée de la nuit, quand il n’y a plus personne dans les corridors, elle sort, le souffle court, apeurée d’être dans un lieu public et prenant garde de ne toucher à rien, au cas.
Puis elle m’a dit qu’elle était chanceuse d’aimer autant lire et qu’elle pouvait au moins oublier les heures dans ses livres. Quand on se parle, souvent elle me répète que c’est la littérature qui la sauve. Chaque fois, je lui dis que moi aussi, je trouve que les mots sont un excellent refuge. Et aujourd’hui, j’avais envie de mêler un peu les cartes et, de mes mots, créer un refuge où ma grand-mère existerait toujours.
De cette bulle intemporelle, paradoxalement, je vous donne rendez-vous ici, demain.
Florence G. Ferraris* est journaliste indépendante depuis 2011. Elle aime collectionner les morceaux d’histoire et les cailloux qui traversent sa route. Touche-à-tout, elle a un penchant naturel pour les enjeux urbains et environnementaux. Quand elle ne joue pas avec les mots — ou avec sa mini tornade de trois ans — elle s’amuse à se perdre en ville afin d’en révéler les secrets les mieux gardés. Depuis le début du confinement, elle se découvre des talents d’équilibriste entre le télétravail et la parentalité ; les prochaines semaines devraient l’aider à le peaufiner.