Retailles publie cette semaine la saga de l’École du ciel bleu, La farce, une satire médiatique fictive dont les personnages sont si réels que leur parole apparaît chaque jour sur le fil d’actualité de vos réseaux sociaux préférés. Vous trouverez ci-après la 2e partie du récit. Si ce n’est déjà fait, je vous invite à lire d’abord la 1ère partie, publiée mardi dernier.
La boucle infernale
2e partie
Rapidement, deux camps se sont dessinés, comme s’il était devenu dangereux de rester quelque part au milieu, ainsi exposé aux tirs fous des deux clans. Le débat, radicalement divisé, a aussitôt pris en importance. Et comme si les enjeux actuels ne suffisaient pas, chaque camp est allé creuser ses arguments dans la bonne vieille terre du passé. Ainsi, le lendemain, La Presse ajouta de l’eau au moulin :
Ce n’est pas la première fois que l’école du Ciel bleu cède aux remontrances de parents d’élèves. En 2013, une jeune fille a été exemptée de deux cours de musique, pour lequel elle devait apprendre le Minuit chrétien à la flûte.
Dans la classe de Madame M, tout le monde savait que c’était la petite Dalia qu’on avait retirée du cours de musique, deux ans plus tôt. Et même si nulle part l’article ne suggérait que la plainte concernant le sapin de Noël venait de la même personne, il était facile de faire le chemin jusqu’au père de Dalia, ce fervent laïc d’origine turque qui avait la langue bien pendue.
Irrité par l’article, le père de Dalia, Osman, communiqua avec le journaliste, condamnant « ses allégations déguisées » et pestant contre cet « être petit qui perdait son temps avec une cause vaine. » Le journaliste s’emporta à son tour et au terme d’une lutte de mots inutiles, compromis sa source. On finit ainsi par savoir que c’est le père de Hugo qui avait alimenté l’histoire du journaliste. En classe, le vendredi, tous parlaient du conflit qui tiraillait Hugo et Dalia.
Pourtant, Hugo et Dalia n’avaient rien à se reprocher. Ils n’étaient pas les plus grands amis, c’est vrai, Dalia s’amusant avec les sportifs de la classe tandis qu’Hugo était plus solitaire, préférant dessiner seul ou jouer aux cartes avec quelques copains. Dalia avait même défendu mollement Hugo lorsque ses amis avaient tenté de la monter contre lui. Il est pas méchant. C’est son papa qui a dit des choses méchantes, pas lui. Et en effet, Hugo se faisait invisible en classe, comme pour se défaire de l’attention que l’intervention de son père avait générée. Pourtant indifférents l’un de l’autre, ils furent emportés par les forces qui les opposaient, malgré eux, et à partir de ce jour, Hugo et Dalia ne se sont plus parlés.
Il y eut encore quelques articles dans les journaux durant la fin de semaine, mais tout le monde souhaita que ces deux jours loin de la tourmente de l’école permette le retour au calme. Que toute cette tension qui dictait désormais les rapports humains à l’école s’estompe et que la vie reprenne son cours normal. Après tout, peu de jours nous séparaient des vacances et il convenait d’être léger et enthousiaste. Sept jours s’étaient alors écoulés depuis ce courriel reçu par la directrice. Pour les enseignants, les parents et les élèves de l’école du Ciel bleu, tant de choses avaient été dites qu’il leur semblait que cette petite semaine avait duré un mois. Et pourtant, ce n’était encore que le début.
Choi.fm, radio marginale dont le quartier général était à 300 kilomètres de l’école, eut envie d’y mettre son grain de sel. Un long plaidoyer des animateurs d’une ligne ouverte résuma simplement le débat : il suffisait de trouver l’auteur de la plainte pour régler la question. Il y avait, selon eux, trois candidats possibles. Le premier candidat était Osman, père de Dalia, dont on avait déjà tant parlé qu’il ne méritait plus de présentation. Les seconds en tête de liste étaient les parents de Kellya, cette jeune Attikamekh qui avait grandi dans sa communauté avant de déménager à Montréal, l’année précédente. C’était une fille timide dotée d’une grande sensibilité, qui malgré son jeune âge dessinait majestueusement. Ses parents étaient dans la liste parce qu’ils ne venaient jamais aux rencontres à l’école : on ne les avait jamais vus. Évidemment, ceux qu’on ne connaît pas sont toujours plus dangereux. Reste que pour les animateurs, les coupables recherchés étaient les parents de Léonard :
Cherchez pas les coupables chez les musulmans pis les indiens. Vous chercheriez trop loin. Les coupables c’est les gau-gauchistes du Plateau qui viennent s’installer à Hochelaga pour sauver du cash sur les taxes de leur condo. Y’a un petit gars, Léonard qui s’appelle, ses parents sont athées pis même pas baptisés, ils sont allés s’installer sur le Plateau quand c’était hip, pis y’ont achetés à Hochelaga quand y’a eu une boulangerie au coin de la rue, une SAQ avec des vins à 30 piastres à trois coins de rue pis un resto français de bourgeois à cinq minutes de vélo. C’est eux qui tue Noël, cherchez pas plus loin. On est les premiers responsables de notre perte. On se bouffe nous-même, on pile sur nous autres, on se tue. Parce qu’il faut intégrer tout le monde pis péter plus haut que le trou. Moi je vous demande : quand la gau-gauche va avoir sucé toutes les cultures du monde, frenché le Coran pis fourré tous les Québécois payeurs de taxes, qu’est-ce qui va rester de Noël, hein? Là, j’ai une paire de billets pour le show de Céline à faire tirer. Appelez-moi pour me dire c’est qui le coupable d’après vous, pis y’en un dans la gang qui gagne les billets. J’attends vos appels.
Le téléphone ne dérougissait pas. On votait pour l’un ou l’autre des candidats, on riait et on s’apitoyait sur le sort de l’humanité. Puis, au milieu de l’exercice, une femme appela pour proposer des idées discordantes. Elle condamna une parole vile, ces animateurs qui gonflaient leur cote d’écoute en exploitant des pauvres enfants innocents, des parents qui faisaient de leur mieux. La voix brouillée par l’émotion, elle allait renchérir quand on coupa la ligne. Il y eut un silence de quelques secondes, puis les animateurs reprirent la parole, s’excusant de ce problème technique.
– Pas de bonne humeur la madame.
– Ouin, a’ devait avoir le tampon imbibé pas à peu près.
– On va y souhaiter que son mari soit pas trop regardant. Une petite sauterie pour se calmer le bonbon, ça y ferait du bien.
Les animateurs ne le surent jamais, pressés qu’ils avaient été à couper la ligne, mais cette femme était la mère de Léonard. Elle aurait voulu leur raconter, leur dire qu’ils avaient habité à neuf dans le six et demi sur le Plateau. Elle leur aurait dit que son mari et elle travaillaient dans le communautaire, faisant plusieurs heures bénévolement pour aider les plus démunis du quartier à s’en sortir. Ils avaient déménagé à Hochelaga pour se rapprocher du travail, simplement. Mais on lui avait coupé la parole, dans cette ligne ouverte où les voix, si unanimement, la lynchaient.
Le lendemain, irrité par l’enflure médiatique et inquiet pour le quotidien de leurs enfants à l’école, un groupe de parents a fait irruption dans le bureau de la directrice, déterminé à connaître l’identité de la personne qui avait demandé à retirer les décorations du sapin de Noël. En entrant dans le bureau, le groupe était suivi d’un jeune loup de LCN, qui commentait la scène en direct, le micro fièrement planté dans sa main, le sourire bandé dans l’œil de la caméra qui ne ratait rien de la scène :
Une nouvelle initiative de parents cherche à secouer la crise qui remue l’école du Ciel bleu depuis quelques jours. Leur but est simple : découvrir l’identité du plaignant à l’origine du conflit et tenter de la raisonner pour qu’elle revienne sur sa demande d’accommodement. Seule personne au courant de l’identité du plaignant, la directrice de l’école est ce matin sous les feux de la rampe.
Derrière lui, on voyait les parents argumenter avec la directrice. Au bout d’un moment, la caméra abandonna le sourire du journaliste pour piller la scène qui avait lieu derrière. Le micro, lui aussi, capta les mots des parents :
Qui, pour l’amour du bon dieu, qui vous a écrit cette lettre, qui vous a fait cette demande sans bon sang, qu’on le crisse dehors, qu’on foute des guirlandes dans notre sapin pis qu’on retrouve notre vie normale.
La scène s’éternisait, perdant de son intérêt. On retourna en studio auprès des commentateurs du quotidien, qui à nouveau furent interrompus, retrouvant les mêmes parents, sortant de l’école le poing levé, scandant à l’intention de la directrice :
Vous pourrez pas nous arrêter. On va faire sortir la vérité pis ramener l’ordre dans l’école. Vous avez perdu le contrôle depuis longtemps pis comptez sur nous : vous aurez pas votre job longtemps.
Les parents ne furent pas seuls à revendiquer la tête de la directrice. Son poste fut mis sur la sellette aussitôt que le lendemain dans le papier incendiaire de la célèbre Denise Canardier :
Qu’a-t-elle à gagner, cette femme en fin de parcours? Pourquoi cette directrice d’école, qui a donné sa vie à l’enseignement public – 35 ans – refuse-t-elle de dévoiler l’identité du plaignant, cet empêcheur de tourner en rond, ce Machiavel des temps modernes qui se cache? Madame Lagardière, si vous l’ignoriez, prendra sa retraite à la fin de cette année. Pourquoi se fait-elle instigatrice d’un drame en gardant coûte que coûte le silence? Désire-t-elle briller de tous ses feux avant de gagner sa petite maison de campagne, à l’abri des regards? Il n’y aura pas de sortie de crise tant et aussi longtemps qu’elle gardera le silence. Son mutisme ne fait qu’empirer la situation : taire l’identité du coupable, c’est donner son assentiment à la bêtise.
Les mots de Canardier ne restèrent pas longtemps sans réponse. Le lendemain, un étudiant en science politique à l’uqàm publia une lettre ouverte dans Ricochet :
Madame Canardier, une fois de plus, aurait eu avantage à rester hors du conflit. Dites-moi, qui est coupable? Il n’y a pas de coupable, il n’y a même pas de crime : il n’y a que des accusés. Quel est ce monde où le poids du nombre prévaut sur la voix de la sagesse? Rappelons-nous les paroles d’Albert Camus : « La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection des minorités. »
Le vendredi 11 décembre, il était impossible de trouver la directrice à son bureau. Elle n’y serait pas de la journée. Mais le lundi suivant, fidèle à ses habitudes, elle arriva à l’école de bon matin. Pas assez tôt, cependant, pour éviter les journalistes, qui semblaient ne jamais s’épuiser de lui poser les mêmes questions. D’un air décidé, presque serein, elle affirma :
Je n’ai rien à dire parce qu’il n’y a pas de nouvelles. On a pris une décision il y a deux semaines et on reste sur nos positions. On parle quand même juste de lumières dans un arbre. Vous devriez laisser les enfants tranquilles et arrêtez de faire du bruit dans le vide.
Dans sa classe, Madame M tentait de retrouver un semblant de normalité, en vain. Il n’y avait rien pour calmer les jeunes, qui devaient toujours traverser un mur de journalistes en arrivant à l’école. On posta un gardien de sécurité aux portes de l’entrée principale, après que plusieurs journalistes y soient entrés pour filmer les classes, interroger les jeunes. Madame M enseignait, mais le cœur n’y était pas. Et puis, sans le vouloir, il lui était arrivé de regarder la classe en se demandant : Qui? Elle tentait de chasser ces pensées inutiles, mais comme les jeunes, elle n’y arrivait pas. À l’école du Ciel bleu, on n’apprenait plus rien, on se contentait de résister, en attendant que la tempête passe. Dans la cour, heureusement, la neige et ses jeux permettaient aux jeunes de retrouver des préoccupations plus simples qui, s’ils les avaient entendues, auraient rappelé aux plus vieux la futilité de certaines luttes : Heille, la neige est à tout le monde.
À suivre…
Surveillez la publication de la 3e partie lundi prochain!
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