La classe de Madame M
1ère partie
C’est quelque chose qu’on aurait pu oublier très vite. Une broutille, une revendication spontanée qu’on aurait traitée et classée en vitesse. Le temps aurait opéré sa magie et la paix serait revenue dans l’école. Dans la classe de Madame M, la petite Dalia n’aurait plus été laissée seule dans son coin et on n’aurait plus parlé dans le dos de Hugo avec des mots durs. Attablés avec leurs parents pour le souper, le soir venu, les élèves de cette petite classe de 3e année ne se seraient plus fait demander par leurs parents, pour la énième fois, si on avait décidé de remettre les décorations dans le sapin. Le grand sapin droit et fier dont le vert se distinguait de la façade grise de l’école du Ciel bleu qui, d’aussi longtemps qu’on pouvait se rappeler, était décoré au début du mois de décembre, pour mettre un peu la magie de Noël à l’école.
Tout allait pourtant si bien dans la classe de Mariette, celle qu’on appelait affectueusement Madame M, avant ce lundi de novembre. La classe manquait parfois d’énergie, c’est vrai, en proie au manque de lumière de novembre, à la rigueur de ses pluies froides et à la redondance de ses nuances de gris. Mais pendant l’activité de décoration de Noël, la semaine précédente, les jeunes avaient bricolé et dessiné avec entrain, retrouvant la fébrilité qui les habitait à l’arrivée de la première neige. Mais la plainte est arrivée et tout a basculé.
Un courriel attendait en effet la directrice en ce lundi matin, lui demandant « de retirer les décorations du sapin de Noël de la façade, qui rompaient avec le caractère laïque de l’école. » Ce n’était pas une plainte, mais une demande. Une nuance qui sera vite évacuée du discours, une fois repris par les journalistes. Personne ne savait d’où venait cette demande, sinon la directrice, mais était-ce vraiment important? On pourrait croire que c’était là une belle occasion de réfléchir avec les élèves sur les implications du vivre-ensemble mais, au contraire, ce fut là le début de la tragédie qui allait secouer la modeste école primaire du Ciel bleu.
Sur l’heure du midi, la directrice convoqua Mariette pour une réunion d’urgence. C’était une situation qui concernait toute l’école, mais le courriel venait d’un parent de sa classe, il convenait donc d’en parler avant tout avec elle. La petite histoire ne dit rien des détails de leur échange, mais au terme de leur rencontre de plus d’une heure, elles décidèrent de retirer les décorations de Noël du sapin de la façade. Avec un empressement que certains chroniqueurs ne manqueraient pas de critiquer bientôt, la directrice convia le personnel de l’école à une rencontre dans le local des professeurs, le soir même.
Le local était bondé comme rarement. Dans l’air flottait une odeur de café frais, qui rivalisait avec le souffle de la sueur d’une journée de travail. La directrice se tenait droite, sur une petite estrade au fond du local, avec dans sa main, quelques notes. Tous reconnaissaient les talents d’oratrice de cette femme, mais elle gardait toujours au creux de sa main quelques mots clés, chargés de la ramener sur l’axe principal de son discours, lorsqu’elle s’emportait.
Le début de son discours présentait la situation exceptionnelle qui les avait réunis ce jour-là. Très tôt, elle affirma que les décorations du sapin seraient retirées, une décision qui provoqua de nombreux murmures dans le local. Sans fléchir, elle enchaîna :
En dépit des origines païennes de la décoration du sapin, il est vrai que depuis le 4e siècle, le sapin de Noël est associé à la chrétienté. Parce que l’école du Ciel bleu est un lieu inclusif où tout le monde y a une place égale, nous pensons que les lumières de Noël sont un symbole religieux qui n’a pas sa place sur le terrain de notre école.
Nous qui revendiquons depuis si longtemps la reconnaissance de notre identité comme peuple, nous qui désirons si ardemment ne plus être avalé comme société, comme culture, nous devrions être les premiers à vouloir protéger les minorités. Noël est un moment de solidarité et il serait peut-être temps d’écouter ceux qui se sentent exclus de la grande fête.
Par ailleurs, afin d’éviter la grogne des parents, et afin d’honorer nos traditions ancestrales, la visite du père Noël, prévue pour le 19 décembre, est maintenue. Cependant, je vous invite à prendre le temps de parler en classe des origines du père Noël et de faire appel à une tradition qui dépasse les limites de la chrétienté. Je serai disponible pour vous aider à aborder la situation en classe, ou pour toute autre question. Merci.
Le lendemain, après que les professeurs eurent expliqué la situation aux élèves, le sapin fut dépouillé. Quelques élèves avaient osé contester cette décision – plusieurs professeurs étaient d’ailleurs en désaccords avec celle-ci –, mais on était encore loin de la colère du chroniqueur venu rencontrer la directrice. Loin, aussi, de la une que le Journal de Montréal allait tirer de la nouvelle : « Les enfants privés de Noël à l’école du Ciel bleu ». Dans sa chronique, Rodrigo Martinez se vidait le cœur, n’hésitant pas à généraliser la situation de l’école du Ciel bleu à l’ensemble du Québec, achevant ainsi sa tirade :
On ne sait pas si la directrice, dans son idée de la solidarité, cherchait à faire plier un groupe entier au caprice d’une personne. Ce qui arrive à l’école du Ciel bleu est un nouvel exemple de l’aplat-ventrisme québécois. On a créé un monde prospère, un monde libre, on vit dans une démocratie qui fonctionne et il faudrait s’excuser? Noël, à ce que je sache, n’a jamais tué personne.
Le 3 décembre, lorsque les enfants quittèrent l’école sur le dernier souffle de la cloche, ce n’est pas les guirlandes de lumières qui ornaient la façade de l’école, mais les flashs des photographes et les phares des camions des médias. Par ce papier incendiaire, signé de la main de Martinez, l’infernale boucle du « dialogue » médiatique était enclenchée.
À suivre…
Surveillez la publication de la 2e partie ce jeudi.
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