La farce – 3e partie

Retailles publie cette semaine la saga de l’École du ciel bleu, La farce, une satire médiatique fictive dont les personnages sont si réels que leur parole apparaît chaque jour sur le fil d’actualité de vos réseaux sociaux préférés. Vous trouverez ci-après la 3e et dernière partie du récit. Si ce n’est déjà fait, je vous invite à lire d’abord la 1ère partie et la 2e partie, parues la semaine dernière.

La farce (UNE) - 3e partie

La visite du père Noël

3e partie

            Jeudi 18 décembre, école du Ciel bleu, dernier jour de classe régulière. Dans chacune des classes, les professeurs faisaient de leur mieux pour donner leurs derniers cours. Le lendemain, enfin, la journée serait réservée à des activités spéciales entourant la célébration prochaine de Noël.

           En avant-midi, dans la classe de Madame M, il y aurait des jeux et un buffet de Noël. On attendait la visite du Père Noël sur l’heure du midi et on donnerait congé aux jeunes en après-midi. Ce seraient des moments où tout le monde pourrait s’aérer l’esprit et se préparer à quitter pour la période des fêtes. Et au retour, la poussière serait retombée, toute cette histoire n’aurait plus aucune importance. Il suffisait de passer à travers cette dernière journée.

            Et la journée, heureusement, tirait à sa fin. Le soleil avait commencé à décliner dans l’horizon et le concierge achevait de déneiger l’accès à la porte arrière, par laquelle les élèves déferleraient bientôt, quand un père Noël apparut, un gros sac rouge à cheval sur son dos. Le concierge l’arrêta, surpris de voir un Père Noël qu’il n’attendait pas : Eh ben monsieur le père, on vous attendait juste demain. Vous êtes en avance pour Noël c’t’année. Il allait poursuivre mais le père Noël l’allongea d’un lourd coup de poing. Son poing était parti tout seul, gonflé par une surdose d’adrénaline, comme le geste qui lui avait fait prendre la pelle des mains du concierge et lui envoyer le manche en pleine tempe, rendant le concierge inconscient. La porte était maintenue ouverte à l’aide d’une brique : il s’engouffra dans l’école.

            Arrivé dans un corridor, l’odeur de l’école lui souffla le visage. Cette odeur sèche faite de poussière de craie mêlée à celle de l’eau de javel. Le souvenir de ses années passées à l’école le fit grimacer, dans le cauchemar qu’elles évoquaient. En arrivant à un carrefour de deux corridors, un autre homme surgit qui, spontanément en apercevant le Père Noël, s’écria : Ho! Ho! Ho! Il fallut trois coups de pelle, cette fois, avant que l’homme ne capitule, à son tour inconscient. M. Borduas, professeur de pastorale, qui depuis quelques heures avait le sourire au visage, comme déjà en vacances, avait soudain les lèvres figées sur sa torpeur. La dernière image qu’il se rappellerait était celui d’un Père Noël dont la barbe était détachée d’une de ses oreilles, et le regard de celui-ci. Celui d’un homme qui était prêt à aller jusqu’au bout de lui-même. Un regard profond et halluciné. Le père Noël fit quelques pas, puis revint derrière, balança la pelle à bout de bras et cracha sur le professeur. C’était ça qu’il avait appris à l’école.

            Les allées vides faisaient rebondir l’écho de ballons, provenant du gymnase, plus loin devant. Il reprit sa marche, le dos légèrement cambré, les yeux relevés sur son avancée, comme un animal en chasse. Au corridor vide s’ajoutèrent plusieurs bureaux laissés vacants. Il était comme entre deux mondes, dans le vide qui le menait de l’un à l’autre. Devant, la mitraille des ballons, et derrière, le bruit d’une chasse d’eau et le tapage rouillé de la tuyauterie courant dans les murs. Ses pas battaient le plancher, décidés. Le papier collant qui devait tenir sa barbe en place égratignait la peau de sa joue à chaque mouvement de son torse. Ses mains tremblaient trop pour qu’il parvienne à la replacer.

           Son intrusion déboucha finalement sur un grand hall, avec à sa gauche l’entrée principale. Dehors, un gardien de sécurité lui tournait le dos et, plus loin, les journalistes attendaient devant leur camion. Plus près se trouvaient quelques bancs vides et du bureau qui était à quelques mètres sur la droite lui parvint la voix de la secrétaire au téléphone. De l’autre côté, le hall débouchait sur le gymnase : une porte-double vitrée et une petite estrade qui déboulait sur la tuile cirée, bariolée de lignes de couleurs du plancher.

           Il bifurqua d’instinct vers le bruit des ballons, petites explosions qui agaçaient ses tympans, accélérant en poussant la porte de son épaule, comme un bélier. Au moment où la porte pivotait sur ses gonds, la cloche retentit. À tout rompre, la seule cloche de l’école, au-dessus de sa tête. Elle le secoua, lui faisant perdre pied, et c’est ainsi qu’il fit son entrée dans le gymnase : ventre à terre, dans une glissade de quelques mètres. Sous l’impact, la barbe acheva de se décoller, lui dévoilant le visage. Son sac rouge était à quelques mètres de lui, l’ayant suivi dans sa chute. La cloche ne sonnait plus, mais elle retentissait toujours dans ses oreilles, assourdissante, accompagnée de la détonation des ballons.

           Il y eut un moment très bref, une fraction de seconde qui lui sembla une éternité, avant qu’il ne relève la tête. Les enfants, ahuris par la scène, riaient à tout rompre, pointant du doigt l’énorme père Noël, affalé sur le sol ciré du gymnase. Hilarité générale. La cloche cillait toujours dans ses oreilles et il n’entendait pas les rires. Enfin, il se releva, se précipitant sur son sac, duquel il sortit une arme, avec un long canon, qu’il pointa sans hésiter sur la masse d’enfants qui n’eurent pas le temps de comprendre ce qui arrivait. L’homme déchargea sa colère sur les enfants, soudainement figés. Les uns par la mort, les autres par la peur.

Figés.

À tout jamais.

ÉPILOGUE

            Cette année-là, comme chaque année, autour de la dinde, en déballant les cadeaux, on pensait au père Noël. On en parlait beaucoup, même. Mais l’image du père Noël auquel on pensait était celle diffusée ad nauseam dans tous les journaux, sur toutes les chaînes. C’était le portrait d’un jeune homme de 22 ans qui avait fait irruption dans le gymnase de l’école du Ciel bleu, un 18 décembre, tandis que les enfants jouaient au ballon.

           Il semblait parfois que l’on savait tout de lui, désormais, à force d’entendre son nom sur toutes les lèvres. Ce père Noël ne remplacerait jamais l’autre, mais pendant quelques semaines, au moins, il l’a éclipsé. Il a fait oublier les gens qui tremblent de froid dans la rue, ceux qui souffrent sous la pluie des balles, il a fait oublier les politiques d’austérité et les mesures xénophobes, il a même fait oublier la série de défaites du Canadien.

           Il n’a même pas eu à vivre pour continuer d’exister, cet homme. Et même si, dans quelques mois, on ne parlerait jamais plus de lui dans les médias, cette année-là, cette année où il plut à Noël et encore au Jour de l’an, cette année-là on ne pensait qu’à lui. Ce père Noël qui, dans cette école qui n’avait exceptionnellement pas décoré son sapin, avait déchargé son arme sur des enfants avant de la retourner contre lui. Ce père Noël que les journaux à tirage et les bulletins de grande écoute, excités par cette tragique sensation, avaient hissé au statut de vedette.

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