Le voleur manchot

© Sebastião Salgado

© Sebastião Salgado

Ce soir, quelques jeunes sont passés devant chez moi. Un peu ivres. On entendait leurs pas caresser maladroitement le sol. Ils sont venus à ma fenêtre, drapée d’un rideau, et ils ont hélé : Édouard! J’écrivais à quelques mètres de la fenêtre, sur un vieil ordinateur sorti du fond de mon placard. Je n’ai pas répondu. Édouard? Mon silence les faisait douter, et une seconde voix a interpellé son ami : T’es sûr qu’Édouard habite là? Je n’écrivais plus, figé sur ma chaise, le regard planté dans la faible lumière de l’écran. Ben non c’est même pas là. Je n’entendis pas leurs pas s’éloigner, mais leurs rires étaient de plus en plus loin, aspirés par la rumeur de la ville. J’allais me remettre à écrire quand un cri jaillit à nouveau, tout près de ma fenêtre. C’est pas Édouard. Y ressemble au Père Noël en tabarnac. J’ai vérifié, il n’y avait aucune fente dans le pli de mon rideau. C’est ma silhouette qu’elle avait observée, cette barbe des séries qui me déguisait le menton. Le Père Noël, c’était la première fois qu’on m’y comparait, mais il est vrai que depuis la nuit précédente, j’étais une manière de Père Noël, bien malgré moi.

Quand je suis rentré au beau milieu de la nuit, la veille, je n’y ai pas trouvé mon ordinateur. Les portes étaient barrées, il n’y avait aucune trace de quelque passage, mais le portable n’y était plus. Au bout d’un long moment inquiet, j’ai remarqué la moustiquaire absente de la fenêtre de ma porte arrière. Son loquet était brisé. Une toute petite fenêtre à travers laquelle on ne peut passer que si l’on est maigrichon, en plongeant de face. En plus de mon ordinateur, mon sac n’y était plus, avec dedans une sauvegarde de mes textes. J’ai marché vite, mu par une certaine crainte, vers mon bureau. Mon ultime sauvegarde était là, à sa place. Son minuscule voyant bleu me caressait le visage, redonnant un souffle à ma respiration : je n’avais pas tout perdu.

Si je proposais à ceux qui se sont déjà fait voler de lever la main, les abstentions seraient peu nombreuses. Au fil du temps, plusieurs de mes amis ont connu ce désagréable sentiment d’avoir été agressé dans l’intimité de leur maison. Les objets volés sont souvent les mêmes, bien souvent des ordinateurs en fin de carrière. Avec eux, des heures et des heures de travail, envolées. Quelques-uns de mes amis ont transformé cette intrusion en expérience singulière avec un étranger, mais nous n’avons pas tous la même force devant le malheur, et la plupart ont mis quelques temps à ne plus y penser, en rentrant chez eux. À chasser ce doute persistant que quelqu’un se trouve peut-être à l’intérieur, que notre maison a été fouillée à nouveau en notre absence. L’an dernier, un ami s’est fait voler deux fois dans la même semaine. En plus de son ordinateur, son voleur a pris sa collection de bières rares, ramenées d’Europe. La bière était chaude : le voleur n’est pas revenu une troisième fois.

Après avoir songé à mes sauvegardes, à mes amis, j’ai pensé à Brassens. À la stance qu’il a offerte à son cambrioleur. Puis j’ai pensé à tout ce que le voleur n’avait pas pris. Ma guitare était toujours là. Elle n’aurait probablement pas passée par le trou de la fenêtre, mais je lui en étais reconnaissant. Je l’ai prise et j’ai entonné les premiers vers de la chanson : « Prince des monte-en-l’air et de la cambriole / Toi qui eus le bon goût de choisir ma maison / Cependant que je colportais mes gaudrioles / En ton honneur j’ai composé cette chanson. » Brassens y était généreux et son adresse au voleur m’était douce. Dans le calme de la chanson, j’ai eu envie de remercier mon voleur, moi aussi.

Il n’a pas volé mon ordinateur, il est devenu mon plus grand lecteur. Ce qu’il voulait, c’est ma littérature. Il y avait des piles de recueils de poésie autour de mon portable, que j’avais relus avec plaisir pour écrire ma chronique de la semaine dernière, mais il n’y a pas touchés. Les livres tenaient toujours dans des piles à l’équilibre précaire, rongés par les vers, le journal était encore entrouvert sur le cahier Livres. Peut-être a-t-il pris le temps de lire la dernière critique d’Hugues Corriveau avant de filer. Mais celui qu’il a choisi, c’est moi. On trouve ses lecteurs comme on peut.

Hier, quelqu’un est entré par la fenêtre de la porte qui donne sur ma cour arrière. Quand je l’imagine entrer, tête première sur le plancher de ma toute petite cuisine, se cognant la tête peut-être sur ma cuisinière en retenant un juron, je souris. J’imagine un manchot qui se lance ventre à terre sur les glaces de l’Antarctique. Vrai, chaque fois qu’aujourd’hui j’ai ouvert la porte, de retour à la maison, une part de moi espérait qu’il y soit à nouveau afin que je lui mette la main au collet, une autre part de moi craignait qu’il soit revenu et qu’il ait emporté autre chose, mais chaque fois j’ai retrouvé ma maison dans le même calme où je l’avais abandonnée. Le voleur a poursuivi sa route, et moi aussi.

Sur sa route, il s’est probablement débouché quelques bières. C’est que j’ai constaté tantôt qu’une dizaine de bières de ma brasserie préférée avaient disparues de mon frigidaire. La caisse chaude à côté de ma cuisinière y était toujours : il a préféré celles froides. Une influence de la publicité, peut-être. Je doute que celui qui m’a volé hier soit le même qui ait volé mon ami l’an dernier. Reste que la tendance s’observe de plus en plus : les voleurs ont la fine bouche pour la bière de nos jours.

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