Quand j’étais plus jeune, c’était la vaisselle qui s’empilait sur le coin du lavabo. Plus tard, c’est la multiplication des cartables qui refusaient de prendre place dans mon sac à dos. En vieillissant, les piles s’accumulent, deviennent plus nombreuses. Aujourd’hui, c’est ainsi que je vois ma maison, un temple reposant sur des dizaines de piles, des colonnes instables à faire rire les plus Corinthiens d’entre nous. La vaisselle, les vêtements, les livres à lire, les appels à retourner, les réponses de courriel à écrire, les comptes à régler, les objectifs à atteindre au boulot, les petites choses à faire au quotidien qui n’ont pas de nom mais qui sans cesse se renouvellent. Et dans le labyrinthe de toutes ces piles qui peuplent nos existences et condamnent nos jours à errer d’une occupation à l’autre, il y a les textes à écrire.
C’est la pile que je chéris la plus entre toutes, et je prends bien soin de libérer du temps pour m’en occuper. Cette colonne fragile faite de chemises de manuscrits, de feuilles jaunies par le temps, tachées de café et de bière, de feuilles arrachées aux cahiers, de morceaux de napperons déchirés, de factures barbouillées à l’endos. Cette pile est la plus imposante de toutes, et pourtant c’est la moins intimidante. Dans l’interstice de toutes ces feuilles, mon esprit pourra s’aérer, je pourrai parcourir le monde à ma guise, voyager à travers le temps et rencontrer les gens qui me manquent, les lieux qui m’habitent.
Habituellement, il y a dans cette pile une dizaine de projets. Certains sont sur le dessus et ancrés profondément en moi, d’autres sont satellites de mes préoccupations et je les remets sans cesse à la semaine suivante. Et puis il y a Retailles, comme une nouvelle obligation hebdomadaire, une contrainte et aussi une grande liberté que je me donne, chaque semaine. Mais cette semaine, dans cette pile, je n’ai eu le temps de m’attaquer qu’à une chose : mon recueil de poésie. Cette étrange bête qui prenait de l’ampleur depuis si longtemps, je l’ai enfin envoyé aux éditeurs. Reste qu’au final, je n’ai pas trouvé le temps d’écrire ma chronique pour Retailles, et c’est là que nous en sommes.
Vous me pardonnerez d’avoir si longuement tourné autour du pot, il y a longtemps que j’ai remis un travail en retard et j’ai perdu cette rhétorique d’excuses qui m’a si souvent servie au temps de mes études. M’enfin, en guise d’excuses, si vous me le permettez, je vous offre deux poèmes. Je ne peux vous donner mes préférés : je les ai soumis à un concours et ils ne doivent pas avoir été publiés. Je vous offre donc deux poèmes ordinaires, inédits. Des poèmes de la classe moyenne.
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Le ciel est magnifique et le film est au bout de sa bobine
T’avais déjà la main sur la poignée
t’allais partir
au bout de tes doigts
ta valise
la porte de la chambre
la porte du taxi
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à l’autre bout de la ville
on huilait les réacteurs
à l’autre bout du monde
on te dessinait une pancarte
bon retour
.
ici le réveil sonnait une heure vide
le plancher cherchait tes pas
le café attendait tes lèvres
.
moi j’avais la main sur ton épaule
mais c’est tout ton corps que je sentais
un souffle en sursis
un tremblement ultime
.
les murs avaient les oreilles grandes ouvertes
mais les mots ne trouvaient pas leur chemin
à travers ta lèvre mordue
mon sourire béat
.
ta main s’est refermée sur la poignée
moi aussi j’ai serré plus fort
t’as tourné les talons
quand j’allais dire
reste
.
dehors le soleil gueulait le jour nouveau
les hirondelles cherchaient la faille du ciel
et le chauffeur de taxi klaxonnait
il en avait vu d’autres
.
pars pas
pas après une nuit comme ça
c’est pas la fin ça
c’est le début
.
et t’as enlevé ta main de la poignée
t’as déboutonné ta blouse
dégrafé ton soutien-gorge
j’allais renvoyer le taxi d’un signe de la main
et t’as dit
.
tiens
souvenir
.
mes mains sur ton soutien-gorge
vide de ton frémissement
.
le chauffeur de taxi a fait un grand sourire
pas moi
.
assise sur la banquette arrière
tu m’as tendu la main
comme pour attraper la mienne
tu mordais encore ta lèvre
et moi
je mordais la poussière
.
P.S. Merci à Michel Hébert pour la photo. Pour le contacter: mikehebert@gmail.com