Sisyphe contre l’océan

© Édouard Hébert-Lacoste

© Édouard Hébert-Lacoste

Ce matin je me suis levé sans cadran. Le corps posé dans le Maine, en vacances, où les heures s’épuisent au gré du ressac et d’un horizon sans fin. J’essaie de prendre ici un moment coupé du monde, blotti dans le rire de mes amis. Néanmoins, sur l’oreiller, les paupières encore lourdes de sommeil, je n’ai pas pu m’empêcher de lire les derniers développements de la situation en Grèce.

Par le truchement de la Grèce, le capitalisme reçoit un nouveau coup. Le pays entier est ébranlé, le quotidien de onze millions de femmes et d’hommes, plongés dans l’incertitude. Au-dessus de leur tête, la décision d’une élite économique plane comme une épée de Damoclès. Une fois de plus, la course éperdue de l’argent montre ses failles, exprime ses limites. Et une fois de plus, quelques personnes non élues s’apprêtent à offrir un sursis à ce système appelé à s’autodétruire, lésant au passage des millions de citoyens, pourtant armés de bonne volonté.

Pendant ce temps, le soleil venait de passer le médian du ciel de Wells. Il était 13h quand ils ont commencé. Une quinzaine d’enfants, de 4 à 14 ans dirais-je à vue d’oeil. Dans la cohue qui régnait sur la plage, c’était un paysage parmi tant d’autres: des enfants qui profitent de la marée basse pour bâtir un château. Un immense château. Ils se sont affairés sans relâche, la journée se déployant sans que jamais, en un instant, leurs petites mains ne prennent un repos de leur besogne. Nous avons multiplié les allers-retours entre la plage et le chalet, voiturant livres, crème solaire, vêtements secs et apéros. Eux n’ont pas dérogé de leur travail, même s’ils furent quelques fois ralentis par leurs parents, venus les enduire d’une nouvelle couche de crème solaire.

Il devait être près de 18h quand la marée a entrepris sa remontée. La plage s’était peu à peu dégarnie, le front des mômes s’était rougi et nous achevions nos apéros, prêts à reprendre une ultime fois le chemin du chalet. Le soleil était bas dans l’horizon, un peu essoufflé de sa longue journée à briller de tous ses feux. Les oiseaux rivalisaient de décibels avec la mer, produisant une douce symphonie de tombée du jour. Les insectes maraudaient les quelques peaux encore dénudées. Puis nous avons entendu des cris aigus venus du groupe d’enfants. En sifflant la gorgée qui résistait dans nos verres, nous avons levé les yeux sur eux. La mer menaçait les murs de leur château, envahissant les profondes douves qui devaient le protéger. Les vagues s’abattaient inlassablement sur la côte, se formant dans l’horizon comme une nouvelle menace à la stabilité de leur construction.

Le mot d’ordre était clair cependant: ils résisteraient. De loin en loin, nous entendions leurs cris, excités mais déterminés: Rebuild! La mer reprenait ses droits sur la plage, mais les enfants refusaient de céder aux lois de la nature. Leur détermination était contagieuse et nous allèrent les rejoindre, volontaires à encourager cette volonté éperdue face à une lutte qui était perdue d’avance.

Déjà les parents des enfants étaient massés autour du groupe, profitant de l’amusant spectacle. Les enfants s’acharnaient et eux nous renseignaient sur leur projet: leur objectif était de maintenir érigé le château le plus longtemps possible. Il y avait, dans la ville centre de leur château, quelques petites boules de sable mouillé, apparence de bonshommes de neige miniatures, qui constituaient la population du château qu’il fallait maintenir en vie. C’était l’objectif du jeu qu’ils s’étaient inventé. Devant notre curiosité, les parents étaient un brin cyniques : Notre système d’éducation n’est pas au point. Il leur manque quelques notions, mais regarde-les comme ils sont drôles. Les gamins étaient cependant indifférents à notre scepticisme. Ils s’acharnaient sur les murailles de leur cité, les reconstruisant au fur et à mesure de l’érosion. Les plus hardis se postaient devant les murailles, utilisant leur pelle pour évacuer l’eau de toute la force de leurs petits bras. Quatre enfants armés d’une pelle qui tentaient de repousser l’océan.

La suite des événements n’était que l’inéluctable chemin vers la fin. Le branle-bas ne cessait pas. Les cris fusaient de toute part, de même que l’eau qui perçait la muraille, débordant des douves désormais invisibles. Les vagues se gonflaient d’orgueil dans l’horizon et venaient s’abattre sur la folie amusée des enfants. Rebuild! Rebuild! Des volées de sable venaient gonfler en vain les murailles et bientôt le château lui-même vacillait sur ses bases, cédant à la force du ressac. La marée grimpait et grimpait, et quelques enfants entreprirent de se coucher devant le château, tentant dans un ultime effort de faire de leur chair un rempart pour repousser la défaite. Mais quelques minutes suffirent pour donner raison à l’océan. Notre petit groupe d’observateurs se mit à applaudir, tout en observant le théâtre de la bataille. Les constructions étaient disparues, emportées par le joug de l’eau. Seuls les enfants, pelles en mains, la peau barbouillée de boue et de sueur, témoignaient du jeu qui venait de prendre fin.

Le soleil était désormais dissimulé derrière les maisons qui longeaient la plage. Les enfants avaient perdu leur bataille contre l’océan, mais ce n’était déjà plus important. Seul comptait le bonheur heureux de cette résistance orchestrée entre camarades. Plus tard, en soupant, ils se rappelleraient la folie qui les avait habitée dans l’urgence de la situation. Ils riraient. Et le lendemain, tandis que le soleil atteindrait le zénith de la journée, ils recommenceraient.

Nous avons regagné le chalet le sourire aux lèvres. Je songeais à nos compatriotes en Grèce, debout malgré la tempête, à cette lutte qu’ils menaient de peine et de misère, contre un ennemi né de l’abstraction, qui tôt ou tard devait gagner sur eux. Et je pensais qu’un jour, notre tour viendrait. Que ces jours heureux dans le Maine avec mes amis ne seraient qu’un souvenir, et qu’il nous faudrait nous aussi saisir nos pelles et tenter de repousser, de toutes nos forces, l’océan.

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