Nirliit : Une main tendue vers l’horizon

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Les touristes ne nous le diront pas, mais ils doivent se demander ce qui nous vaut le statut de nordique. On devrait être en skis, dehors. Il devrait y avoir du frimas dans ma barbe, dans tes sourcils, on devrait se parler dans la buée de nos haleines, le froid cisaillant notre gorge dans nos respirations. Et pourtant, le ciel est là qui perd sa carapace. La pluie tombe sur le lac et notre beau miroir de glace, notre infini terrain de jeu, fond à vue d’œil. Ce n’est pas l’hiver, dehors, en plein février.

On a beau tout mettre sur le dos large d’El Niño, le monde est sens dessus dessous, et même si cette pluie est encore bien loin des fours éternels de l’enfer, il est dur de ne pas penser à la fin de notre civilisation. Malgré moi, je pense à ce monde que nous léguons au petit Émile, ce garçon d’un an et demi à peine qui fait ses premiers pas entre ses parents et moi, nous tirant le bras pour nous arracher de nos lectures. Il rit de tous ses yeux, de toutes ses dents, Émile, et dans le miracle de ses jambes tombant l’une devant l’autre, il se soumet à notre petit jeu.

En effet, chacun notre tour extirpé en un bref instant par sa volonté heureuse, on lui offre un mot. Ce mot qui est apparu sous nos yeux, dans cette phrase que nous lisons au moment où ses petites mains se referment sur nous. Nous chantons ce mot, pour envoyer Émile vers le lecteur suivant, à quelques pas de nous. En se déplaçant, Émile répète le phonème, complètement déformé par sa bouche mal exercée, sa langue faite pour toutes les langues, mais encore inapte au français. C’est peut-être qu’il apprend à parler, mais c’est peut-être aussi qu’il nous répond, dans sa langue que nous ne comprenons pas.

Les mots que je lui offre me sont tout aussi étrangers que son babillage, mais ce n’est pas moi qui les invente, ce sont les mots en inuktitut que nous donnent Juliana Léveillé-Trudel dans son premier roman, Nirliit, où elle nous raconte la vie à Salluit, cette communauté qu’elle visite chaque été et qu’elle nous décline en autant de récits humanistes et amoureux. Salluit (les gens maigres), à l’ouest de Kangiqsujuaq (la grande baie), à l’est d’Ivujivik (là où les canards pondent), au nord de Puvirnituq (odeur de chair pourrie) et Kuujjuaq (la grande rivière). Émile fait ce qu’il peut avec ces mots nouveaux, mais ils sortent de sa bouche tout aussi déformés. Après tout, qui de nous pourrait se vanter de faire mieux : « Qui peut vous parler dans la langue d’Agaguk, qui se donne la peine de buter sur les q, les k et les j pour arriver à vous comprendre et à parler le langage de la toundra? » Apprendre l’inuktitut, c’est le premier pas que fait l’auteure pour se glisser dans le fossé qui sépare les Blancs des Inuits, proposant une  rencontre trop souvent reportée.

Les Blancs y sont pourtant depuis longtemps, sur cette terre plus au nord que le Nord, mais parce qu’ils sont de passage, s’y rendant pour l’argent, par aventure ou pour lutter contre leur mal de vivre, on continue de les peinturer dans le coin : « Tous ceux qui ne sont pas Inuits deviennent Blancs à cette hauteur. Ça ferait sûrement rire Martin Luther King. » Les Blancs leur rendent d’ailleurs très bien cette méfiance, insistant sur ce qui les distingue, soulignant cette frontière symbolique et culturelle qui les sépare, stigmatisant leur langage : « Vous autres les Inuits. » La vie y est sens dessus dessous là aussi, mais ce n’est pas l’hiver qui cause des misères à ces gens pris pour vivre avec nos règles, chez eux, le problème c’est qu’on ne sait plus par quel bout le prendre, le problème.

Ce sont les disparitions qu’on ne compte plus, les viols qui s’accumulent, la nourriture hors de prix, la perte des repères dans cet univers trop grand, démesuré, et pourtant si petit : « Vous manquez d’espace dans votre immensité nordique. Comment ça se fait que toute cette richesse ressemble tellement au tiers-monde? » La vie est menacée, à chaque instant, et pourtant la communauté survit, endure. Les enfants grandissent là-bas aussi, la démographie croît et même si parfois on se tire la langue, l’inuktitut est bien vivant : « Vous êtes là avec vos vies de tragédies grecques, vous feriez baver Shakespeare avec vos douleurs lancinantes et votre désespoir, et je ne sais pas comment vous faites pour endurer ça, moi qui en arrache déjà avec ma petite misère ordinaire. » Il doit bien y avoir quelque chose qui nous échappe, une carapace contre le malheur née de l’endurance du froid, une résilience qui comble des promesses. Mais quand même, à regarder Émile s’épanouir dans ce chalet trop grand pour nous, avec comme seule menace la neige qui fond, je me sens un peu coupable de toute ma chance.

Avec Nirliit, Juliana Léveillé-Trudel dépasse les a priori, va au-delà de la culpabilité blanche et du malheur inuit, elle construit des ponts là où il y a des rivières, met des mots sur la misère, propose des noms à l’humanité. Elle y met tout son amour, à nous offrir cette « beauté en forme de coup de poing dans le ventre », cette toundra où les fleurs rares se noient dans la neige silencieuse, mais elle ne sauve personne, ni son amie Èva avalée par les eaux, ni Tayara, avalé par le rêve de Montréal. Elle ne sauve personne et souvent elle a « le goût de brailler […] parce que c’est trop ici, trop beau ou trop dur », mais tissant le récit de toutes ces vies qu’on ne connaît pas, de tous ces rêves qu’on n’entend pas, elle fait vibrer Salluit en nous, elle fait exister cette humanité qui nous rend égaux devant la vie.

Parce que la beauté est toujours un peu perverse et que l’horreur a toujours ses raisons, elle tient la promesse de tout dire, de ne rien dissimuler, pour enfin rompre avec ces non-dits qui séparent Blancs et Inuits. Parce que ce monde est si complexe, aussi bien dire toute la vérité en effet, crûment, mais avec amour. Pour ne plus s’écorcher, pour enfin prendre soin de nous, de ce qui reste.

Nirliit est une grande rencontre, d’une femme avec un monde, de ce monde avec son lecteur. J’ai refermé le roman en ayant l’impression de serrer une main, caressant le projet de retrouvailles prochaines. Ce n’était pas une fin, mais un début. Peu avant, Émile était allé se coucher, la soirée étirait ses heures et dans le repos du crépitement d’une bûche, nous repoussions la fin du monde. Parce que l’avenir ne nous appartient pas, il n’appartient à personne d’ailleurs, sinon aux enfants et, « de toute façon, ils appartiennent à tout le village, les enfants. »

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Une réflexion sur “Nirliit : Une main tendue vers l’horizon

  1. Bravo Yannick pour ton article. Cela nous incite à mieux connaître les inuits , nous , qui ne savons Pas grands chose sur ce magnifique peuple, tout comme Emile😄

    Félicitation aussi pour le vidéo: pourquoi je lis. Belle prestance , belle élocution et ça nous interpelle d’une belle manière.

    Bon week-end et bonne récupération pour ton opération. J’espère que ce n’est pas trop souffrant!

    Manon 😘

    Envoyé de mon iPad

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