Journal de quarantaine – Jour #17

Journal de quarantaine #17

Pâques et la résurrection au XXIe siècle

Ça faisait des années que mon grand-père encaissait les recommandations du médecin sans broncher. Éviter les desserts. Prendre une marche quotidienne. Surtout, arrêter de fumer. Il avait diminué un peu la cigarette, mais c’est surtout parce que le prix des paquets avait augmenté. Quand il tirait sur son tabac, on pouvait le voir dans ses yeux, cet enfant en lui qui défiait l’autorité. Il était hors de question qu’il renonce à ses habitudes.

Évidemment, il a fini par se retrouver aux urgences. Il avait soixante ans, à peine. Il a d’abord cru à un simple rhume, mais celui-ci s’est transformé en bronchite et, pour tout dire, j’ai oublié les détails de la cascade de malaises qui se sont enchaînés, sauf que ses artères bloquées, son cœur de misère et ses poumons d’après-guerre ne lui donnaient que peu de chance de s’en sortir. On a cru qu’il allait mourir, lui le premier. Et pourtant. Les équipes médicales et les avancées de la science l’ont remis sur pieds. Ah, il était chambranlant, n’en doutez pas. Le souffle court et bruyant. Incapable de tenir debout plus de quelques minutes. Mais quand même : vivant.

Passé si près de la mort, il est sorti de cette épreuve non pas transformé, non pas autre, mais conscient. Marqué. Soudainement, il acceptait ce qu’il fallait faire pour ne pas retourner dans ce foutu lit d’hôpital. Du moins, pas tout de suite. Le plus tard possible. À son retour à la maison, il n’a plus fumé, n’a plus mangé de tarte qu’aux fêtes et n’a presque plus soulever de coupes de vin, sinon pour trinquer avec nous.

De peine et de misère, il a poursuivi son petit bonhomme de chemin. Il ne parlait plus beaucoup. Ça lui demandait un trop grand effort. Plutôt, il se contentait de nous sourire et, dans le fond de ses yeux, on pouvait voir l’enfant en lui, un regard espiègle et fier, comme s’il avait réussi à s’échapper après avoir fait un mauvais coup. Dans nos réunions familiales, il disait simplement : « Je suis content d’être là. De vous voir grandir. Vous êtes beaux. »

Collectivement, nous vivons un choc semblable à celui qu’a vécu mon grand-père. Peut-être pas la même chienne, celle qui vous place dans les derniers retranchements de la vulnérabilité, mais la mort rôde et nous force à l’arrêt. Nous voici dans une posture de recul vis-à-vis de toutes ces habitudes pour lesquelles nous étions inflexibles.

La crise était là pourtant, et bien avant. Les scientifiques nous prévenaient à ne plus savoir comment s’y prendre, tellement nous leur faisions la sourde oreille. Peut-être qu’à l’instar de mon grand-père, nous manquions d’imagination pour mesurer ce que le choc de tout perdre nous ferait. Pas seulement un dessert.

Nous ne mourrons pas sur une banquise en dérive, noyé par la montée des eaux, comme DiCaprio est mort sur cette retaille de bois dans Titanic. Mais la crise écologique annonce nombre de dommages collatéraux. On peut peut-être gérer une crise à la fois, si on la voit à peu près venir et qu’on a un Horacio en grande forme, mais que ferons-nous si une seconde crise se mêle à la première? Aux États-Unis, le président déchire sa chemise à tenter de sauver l’économie, quitte à sacrifier des vies. Il ne fera l’économie d’aucune vie, dit-il. Est-ce vraiment le plus important?

Revenir au capitalisme que nous connaissions, reprendre l’ornière de nos routes d’asphalte et de nos vacances outremer ne nous parait peut-être plus la chose à faire. Des centaines d’entreprises vacillent sur leurs fondations, nous sommes sur le chômage par centaines de milliers et la bourse, cette sauvage abstraction, est en déroute. N’est-ce pas l’occasion idéale pour reconsidérer nos vieilles habitudes de cigarettes et de tartes au sucre?

La décroissance qui nous était prescrite, nous la vivons. Est-ce réellement la consommation de biens de luxe, nos semaines de quarante heures à chercher le bout de nos journées et ces vacances à l’arrachée qui nous manquent? Plutôt ces gens d’amour, dont certains sont à quelques pâtés de maison, d’autres dans la ville voisine, mais qui, ainsi confinés, soudain réduits à la seule portée de la technologie, nous semblent si loin.

Je ne sais pas comment ni quand nous nous remettrons debout. Mais il me semble que nous voilà suffisamment blessés et alertés pour avoir compris ce qui nous tient en vie. Lorsque le temps viendra de regagner la rue, d’ouvrir nos bras et de retrouver le chemin de nos cœurs, il faudra se méfier des cigarettes que nous tendront les classes dirigeantes. C’est à nous de mener la marche de nos existences, pour que le chemin du retour à la vie « normale » soit, finalement, celui qui nous ramènera à l’essentiel.

D’ici là, je vous redonne rendez-vous ici, demain.

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