
Crédit photo: Manuel Holgado
Le portrait des arbres abattus
Je viens d’une famille de joueux de cartes. Quand j’étais petit, bien avant d’être assez grand pour jouer, je prenais plaisir à m’asseoir à la table des grands, coincé entre deux joueurs et m’autoproclamant responsable du pointage. En jouant, les grands papotaient de choses et d’autres, s’envoyaient des pointes que je ne comprenais pas, mais loin de m’ennuyer, tout en me goinfrant de chips, j’espionnais le jeu de quelqu’un pour tenter de saisir les rudiments du jeu.
En tant que responsable du pointage, j’avais devant moi une petite tablette de feuilles, reliées entre elles à l’un des embouts par une colle bon marché. Chaque feuille affichait le même en-tête : le logo de l’agence immobilière, une photo de l’agent.e, son nom et son numéro de téléphone. Parfois, celui de son télécopieur – à l’époque, ça en jetait, avoir un télécopieur. Je n’avais aucune idée de qui était cette personne, sinon « qu’elle vendait des maisons », et c’était immanquable, j’attifais l’agent.e d’une moustache, de généreux favoris ou d’une coupe de cheveux excentrique. Parfois, je faisais apparaître des cicatrices sur son front, sa joue, et révélais quelques dents cariés en les noircissant, pour autant que mon stylo bic ait encore de l’encre dans sa réserve. Je n’étais pas seul à avoir développé cette manie. Combien de ces photos d’agent.es ont été estropiées par un crayon rêveur, tenu par une personne qui, au téléphone ou en train de noter sa liste d’épicerie, pensait à autre chose?
Chez nous, ces feuillets d’agent.es semblaient ne jamais manquer. Bientôt, des aimants se sont ajoutés sur le réfrigérateur, avec les mêmes noms, les mêmes numéros, les mêmes agences et les mêmes faces. Des faces qui, cette fois, demeuraient intactes, le matériau de l’aimant ne permettant aucune retouche. Ces aimants maintenaient en place les listes d’épicerie ou les numéros de téléphone importants, listes et numéros que, évidemment, nous avions notés sur les feuillets publicitaires des agents immobiliers.
J’ai grandi en regardant ces faces d’inconnu.es. Sans les avoir jamais rencontrés en personne, je pouvais détailler par cœur les traits de leur visage. Or, la chose ne me laissait pas sans questionnements. Pourquoi, parmi tous ces gens qui vivaient sur Terre, avions-nous privilégié la reproduction de leur visage? Surtout, qu’avaient fait ces gens pour mériter qu’on abatte des arbres, qu’on prenne leur portrait et qu’on les conserve chez nous, comme des témoins privilégiés de notre intimité?
Quelques décennies se sont écoulées et, je dois l’admettre, la réponse tarde à venir. Vous savez, cette phrase qu’on nous répète ad nauseam quand on est petits : « Tu vas comprendre quand tu vas être grand. » C’était frustrant de se faire dire ça, mais il faut reconnaître que, la plupart du temps, ce n’était pas faux. Mais voilà : même en vieillissant, je n’ai jamais compris pourquoi les photos de ces agent.es ont pris tant de place dans mon enfance. Pire, ma perplexité s’est intensifiée, si bien qu’aujourd’hui, quand je marche sur ces rues tapissées de pancartes « à vendre », sur lesquelles des agent.es nous sourient à pleines dents, comme si ça nous ferait passer une meilleure journée, que la vie était plus belle de leur face et que leur sourire, vraiment, valait le coup d’œil; quand j’atteins les rues plus achalandées, les boulevards et les viaducs juchés d’immenses panneaux publicitaires avec, encore, les mêmes faces, je vous jure, j’ai beau chercher à comprendre, je suis dépassé. Qu’ont fait ces gens pour mériter d’occuper l’espace visuel de nos villes, sinon de l’argent?
Je ne suis pas fâché et, croyez-moi, je n’ai rien contre les agent.es immobilier. Leur but est de vendre des maisons et ils et elles prennent tous les moyens pour y parvenir. La question est plutôt : pourquoi laissons-nous notre paysage visuel être envahi par leur publicité?
À ce point-ci du texte, vous vous dites : mais pourquoi Marcoux se défoule-t-il sur les agent.es immobilier plutôt que sur les politicien.nes en campagne électorale, sur les burgers, les dents blanches, les slogans à deux cennes, les sushis qui tiennent avec du fixatif et les pots de yogourt lustrés qu’on nous sert partout, sur des panneaux publicitaires plus gros que nos appartements? Oui, tous ces exemples se valent aussi.
Quand on se dit qu’il y aura un « après » à tout ça. Quand on dit qu’on pourrait en profiter pour revoir nos priorités, que c’est là, peut-être, une occasion de mieux faire les choses, de se recentrer sur l’essentiel, il me semble qu’on pourrait commencer par ça : arrêter d’empoisonner nos existences avec toutes ces choses inutiles qu’on tente de nous vendre. Plutôt que d’imprimer des fantasmes de fortunés sur des panneaux, on pourrait garder nos arbres debout, non? Faire des toits verts. Planter des arbres sur les bords des autoroutes et, plutôt que d’engloutir nos esprits dans des jingles faisant l’éloge de cochonneries, laisser le vent danser les feuilles et créer une musique sans refrain.
Parce que, trop souvent, il me semble qu’on ne s’attarde pas aux personnes qui méritent notre intérêt, je vous présenterai demain un projet de portraits. Des portraits de gens qui incarnent une vie génératrice de sens. Je vous promets que je ne serai pas fâché. Et ainsi, je vous donne rendez-vous ici, demain.