Je le connais pourtant ce chemin. Un chemin aux balises floues, à la signalisation lente. Un chemin qui longe deux univers. Ou plutôt, qui va de l’un à l’autre. Je suis dans ma voiture, le volume dans le tapis, le soleil tape à tout rompre et j’ai peine à reconnaître le paysage qui défile à travers le pare-brise. Je connais pourtant ce chemin. Celui qui mène à la mort.
Une heure plus tôt, j’étais au boulot quand le téléphone a sonné. Une journée comme une autre, qui commence avec le timbre agressif du cadran et le miracle d’un café. Sitôt le cerveau un peu remis en place, je me suis mis à abattre les mille choses qui se trouvaient sur ma liste de choses à faire. Le téléphone m’a interrompu dans un élan, et quand j’ai raccroché, mon collègue m’a dit :
– Pis, ça mord?
– Grand-papa est mort.
J’ai terminé les trucs urgents, laissant ma liste en plan. Je suis retourné chez moi, retrouvant pour un instant un espace familier. J’y ai pris une grande respiration, et je suis parti. Et me voilà, sous le fouet du soleil et l’insistance de la musique, dans l’habitacle de mon char. Je suis tout petit. Dehors je ne reconnais pas le paysage, je ne reconnais plus les rues, les intersections. J’avance, le pied fébrile sur l’accélérateur, comme un aveugle à l’étranger.
C’est comme la dernière fois. Ce sera chaque fois ainsi, croirait-on. Il y a un lit, au centre. Grand-papa y est, inhabité, abandonné à la mort. Il y a dans le passage vers la mort le rappel fort de la gravité. La gravité terrestre, j’entends. Les traits du visage ne résistent plus, les muscles ont achevé leur mandat, et le visage est une enfilade vers le sol, tiré de toutes ses forces par la terre. Comme si, au dernier souffle, on avait commencé d’enterrer nos morts.
La famille est autour du lit, quelque part dans les limbes qui précèdent le deuil, entre le rire et les larmes, à fleur de peau. Le quotidien est là, qui habite chacun de nous, ce quotidien qui s’est arrêté, un long instant, pour nous remettre sur le chemin de la mort. Il y a beaucoup d’adrénaline dans nos corps, qui nous donne une force qu’on ne soupçonnait pas. Bientôt, grand-maman dira : Il est avec nous. Je le sens qui est là au fond de moi. Il est content de nous voir, tous réunis. On ne dira rien, mais on sourira. Un sourire vague et triste. Que grand-papa soit là ou non, qu’on y croit ou non n’y change rien, grand-maman a raison : l’important, c’est que nous soyons réunis.
Les heures qui suivent n’appartiennent pas au monde. Elles sont à nous, blottis que nous sommes dans la solidarité, émus et reconnaissants. La mort nous rappelle à la vie, et dans chaque geste que nous faisons, la vie est là, entière, et nous reconnaissons la chance d’en être habitée. Bientôt nous sortirons de cette bulle, du pare-chocs humain qu’incarne la famille, nous rentrerons chacun de notre côté, traversant la frontière qui sépare la mort de la vie, les limbes du quotidien, et dans l’épaisseur des draps, nous nous rappellerons le lit de la mort, et enfin nous pleurerons.
Aujourd’hui, il y a quelques jours que grand-papa est mort. Le travail a repris, les amis sont arrivés. Le branle-bas des jours a repris le dessus sur la troublante halte de la perte. La vie a repris son souffle. Mais parfois, entre deux bouchées, dans la marche de la maison au boulot, une image, une pensée. Imaginer la vie sans grand-papa. Imaginer la nouvelle vie de grand-maman, après soixante ans d’amour.
On pense souvent aux aînés comme des gens que la solitude guette. La solitude, ça fait beaucoup de bien, mais celle que s’apprête à apprivoiser grand-maman n’est pas celle que nous connaissons. Elle n’est pas choisie, venue afin de nous reposer de la société. Car nos aînés ne sont pas des gens seuls. Des gens qui n’ont pas su s’entourer. Ce sont des gens qui étaient nombreux. Qui ont connu les longues tables, où chacun était assis, les cuisses l’une par-dessus l’autre, où les rires fusaient jusqu’à plus d’heures. Ce sont des gens qui ont connu, bien avant Facebook, des centaines et des milliers d’êtres.
Et aujourd’hui, s’ils sont seuls, c’est que leurs parents, leurs sœurs, frères et amis sont morts. Un à un. Le chemin vers la mort, ils l’ont fait des dizaines de fois. Sans jamais s’habituer, ressortant chaque fois un peu plus meurtri. Peut-être, au fil du temps, auront-ils apprivoisé un peu mieux la mort. Mais le chemin, on a beau l’avoir parcouru plusieurs fois, on ne le reconnaît jamais.
Allo Yannick,
Je me suis connecté au serveur facebook de Ludovic, pour te lire. C’est vraiment touchant ce que tu as écrit, comme toujours… mais encore plus touchant lorsque ce que l’on lit, on le vit…si jamais tu veux le lire samedi cela nous ferait vraiment plaisirs, c’est comme tu le sens. Merci Yannick, ça m’a fait chaud au cœur et du baume à ma peine, Manon xxx
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