Le jukebox intérieur
La musique est un art distinct. Au contraire de ces films, livres, pièces de théâtre et spectacles de danse que nous ne verrons – lirons – qu’une seule fois ou, au plus, à quelques reprises, nous écoutons les pièces musicales à répétition. Vrai qu’on peut aussi se planter devant un tableau un nombre incalculable de fois, mais on ne transporte pas une œuvre visuelle avec soi, une restriction que n’impose pas la musique.
À force d’écouter les mêmes pièces, nous développons des affects précis liés à chacune d’elles. Des souvenirs, au fil du temps, leur sont associés, si bien qu’écouter un album est souvent un voyage spatio-temporel en raccourci. Un album peut évoquer plusieurs souvenirs qui, parfois, se superposent. Les écouteurs sur les oreilles, sur le coin d’une rue, au feu rouge, nous sommes simultanément autour de ce feu, au siècle dernier, en camping avec des amis, et dans la cuisine de notre enfance, baigné de soleil, attentif à une radio dont le signal instable grafigne la mélodie. À chaque nouvelle écoute, de nouveaux souvenirs se couchent sur le morceau, qui devient un palimpseste précieux.
Ce faisant, nous créons des liens privilégiés avec les artistes et leurs albums. Celui-ci appartient aux matinées de crêpes, celui-là est réservé aux sorties de jogging, d’autres aux moments de spleen, à l’éclosion du printemps, aux jours de pluie, aux longs trajets en voiture, au karaoké ou à la piste de danse. Il y a de bons albums qu’on n’écoute plus parce qu’ils nous renvoient à des jours difficiles et de mauvais albums qu’on écoute régulièrement pour les souvenirs gais qu’ils éveillent.
Parce que nous transportons la musique avec nous, elle est une sorte de partenaire. Une partenaire fidèle, à qui nous pouvons imposer nos états d’âme. Dans un moment de vague à l’âme, on se tourne vers le folk et le blues, on cadence le découpage de nos légumes sur un petit jazz, on fait sauter des crêpes sur du funk, on chante sur nos auteur.es-compositeur.trices-interprètes préféré.es, on se défoule sur du métal, on combat le trafic avec du rap, on déjeune sur du reggae et on lit sur du classique. En nous repose un jukebox prêt à s’activer, selon nos humeurs.
La musique a aussi cette force qui permet de nous extirper de nous-mêmes. Alors, plutôt que de refléter notre intériorité, nous choisirons le morceau qui nous sortira de notre torpeur. Il arrive qu’au bout de quelques secondes, parce que le choc est trop grand, on coupe le sifflet du volume. Mais d’autres fois, une mélodie nous raccorde le sourire, nous redonne vigueur et courage, apaise la violence et réinstaure une paix intérieure.
Je ne sais pas ce qui joue dans vos chaumières, ces jours-ci. Peut-être écoutez-vous des chœurs pour peupler votre solitude, du Satie pour calmer vos enfants, du métal pour vous défouler, du funk pour vous activer le popotin ou des requiem en boucle, par désespoir, mais j’ai envie de vous proposer une chanson. Une seule. Parce que peu importe l’état dans lequel je me trouve, celle-ci a raison de moi. Plus grande, plus forte que moi, cette chanson.
Elle est de Flavie. Je ne m’en cache pas, c’est une amie. Des belles chansons, elle en a un paquet. Et si vous ne l’avez jamais vue en spectacle, quelque chose de cette vie sur Terre vous échappe. Je ne peux malheureusement pas l’intégrer à mon texte – il me faudrait l’abonnement suprême plus-plus à WordPress, dont le prix, particulièrement en période de confinement, est indécent –, mais vous la trouverez en suivant ce lien : https://flavie.bandcamp.com/track/tijuana
Bonne écoute. Moi, je vous donne rendez-vous ici, demain.