Avec la promesse d’une prochaine fois

Calle - Pour la dernière et pour la première fois

Il y a tellement de propositions auxquelles nous nous refusons. Souvent nos prétextes sont excellents. Après tout, la vie est si pleine, les jours sont si brefs, il est difficile de la peupler chaque jour de nouveauté. Mais d’autres fois, ils ne sont que ça : prétextes. Une paresse, une stagnation dans le confort. Ainsi nous nous ébrouons dans la circonvolution de notre routine, répétant les mêmes gestes, les mêmes routes, les mêmes activités.

Ce n’est pas plus mal. Nous avons choisi cette routine parce qu’elle nous plaît. Parce qu’elle est faite d’activités que nous aimons répéter, de chemins que nous apprécions parcourir, de gens qui nous comblent. Il y a dans cette routine nos points d’ancrage qui nous offrent la stabilité. Mais cette stabilité doit aussi nous donner la force d’aller, le plus souvent possible, ailleurs.

On s’en souvient, de ces moments où nous nous sommes prêtés au jeu d’une nouvelle expérience. Ou plus simplement, d’une expérience que nous n’avions pas tentée depuis un long moment. Juste après, généralement on se passe à soi-même ce genre de réflexions : « J’ai aimé ça. Ça m’a fait du bien. Je devrais faire ça plus souvent. » Avouez que ça vous dit quelque chose. Mais la vie nous reprend dans son galop et nous éloigne de nos belles promesses. Combien de temps s’est écoulé depuis que vous avez lu un livre par simple plaisir? Que vous avez fait une escapade loin de chez vous? Que vous vous êtes fait masser? Toutes ces choses qui font du bien, qui nous éveillent et qu’on oublie pourtant.

La semaine dernière, je suis allé au musée. Ça faisait près de deux ans que je n’y avais pas mis les pieds. La dernière fois, j’en étais sorti enthousiaste de l’éveil et des remuements que ça avait fait en moi. Et ma promesse de refaire ça ben vite est restée lettre morte. Jusqu’à cette exposition de Sophie Calle, au Musée d’art contemporain de Montréal : Pour la dernière et pour la première fois.

La proposition est très simple. Probablement ce pour quoi elle est si efficace. Sophie Calle nous propose deux séries qui relatent sa rencontre avec des Stambouliotes. La première série met en scène la dernière image qu’ont en souvenir treize personnes devenues aveugles.

Calle - Aveugle au lever du soleil

À leur sobre récit s’allient chaque fois les photographies de Calle, qui proposent un portrait et une interprétation du souvenir évoqué. C’est bouleversant, évidemment. Mais de l’accumulation de ces drames résulte une grande douceur. Une façon oblique de toucher à la route de quelques inconnus. Car si l’un des récits (L’aveugle au revolver) évoque l’impuissance et la violence, les récits mettent surtout en scène la résilience, parfois l’amertume, mais aussi la puissance de la volonté humaine.

La plupart des récits vont d’un point à un autre : je voyais à je ne voyais pas. Et dans ce glissement du temps, dans ce fragment pris dans son instantanéité, se déploie la vie qui a continué de faire son chemin. Car le récit est celui du souvenir. Celui d’êtres qui retournent sur leur trace, se proposant la visite de cette fracture, éclairée de la lueur de tout ce qu’ils sont devenus, de ce qu’ils sont, aujourd’hui.

Treize personnes nous offrent ainsi ce qu’ils sont, et aussi ce qu’ils ont été, avec une générosité qu’arrive à porter Calle sans se mettre en avant-plan. Et de l’accumulation de ces vies, visitées en raccourci, d’aucunes nous renvoient au cynisme et à l’abandon. Jamais on n’y lit ce que j’aurais pu être. Il n’y a pas de conditionnel. Il n’y a que de la vie. Et c’est une grande leçon.

Calle - Pour la première fois

Pour la deuxième série, Calle a travaillé avec la directrice de photographie Caroline Champetier, orchestrant par la vidéo l’exposition de femmes et d’hommes qui découvrent la mer pour la première fois. De grandes toiles sont jetées dans la salle, chacune habitée par un personnage. Et la mer. Elle est là, la mer, tout autour de nous. Avec le son puissant et envoûtant du ressac.

En ce lieu, j’ai senti la justesse de l’expression muséale : expositions. Je suis exposé à une œuvre, le sujet de l’œuvre y est exposé et chaque visiteur y est, de même, exposé. Car abrité par le souffle de la mer, j’ai eu envie de prendre mon temps. Mon amie est venue se coller contre moi, pour profiter du calme qui régnait. Et j’ai pris le temps de regarder les gens qui regardaient.

On ne visite pas un musée comme on lit un livre. On rencontre l’œuvre parmi une foule, et ensemble nous nous proposons l’œuvre. Après avoir longuement observé des aveugles, on se trouve dans la seconde série en voyeur épié. Je suis dans le monde, devant la mer, face à l’œuvre, moi-même exposé. Et dans cette communion aux autres visiteurs émerge une force, symbiose de nos vulnérabilités, qui nous rappelle à la beauté de l’humanité, du monde dans lequel on vit. Une beauté que l’on perd parfois de vue, ainsi que nous le rappelle cette citation, dans une pièce qui sépare les deux séries : « The most beautiful thing I’ve ever seen is the sea going out so far you lose sight of it. »

Cette visite au Musée d’art contemporain, ce lieu de culture qui nous semble parfois intimidant, était en réalité la simple rencontre d’êtres humains. Sophie Calle y a trouvé la justesse de s’effacer, se donnant plutôt le rôle d’entremetteuse. Elle nous ramène ainsi à l’essentiel : le monde est. Et il suffit de gratter un peu, de s’ouvrir humblement. Et on y trouve de la beauté.

Demain, je retournerai au musée (et je lirai une bédé).

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