Journal de quarantaine – Jour #23

Journal de quarantaine #23

Carcasses de vélo trouvées à moins de 25m de chez moi.

Les vélos de la honte

Le 25 mars dernier, le gouvernement Legault, selon ses propres mots, a mis « le Québec sur pause », ordonnant la fermeture des commerces dits non-essentiels. Entre autres commerces essentiels figuraient les garages pouvant réparer automobiles et camions. A contrario, les ateliers de réparation de vélo ont dû fermer boutique.

Une semaine plus tard, cet édit a été renversé et les ateliers de réparation de vélo ont pu rouvrir leurs portes. Le décalage de ces décisions caquistes est néanmoins évocateur de cette vieille mentalité – le terme « culture » serait probablement plus approprié –, qui considère le vélo comme un simple loisir.

Il n’est pas question ici de ressortir la hache de guerre au cœur de la bataille entre cyclistes et automobilistes. D’ailleurs, la cohabitation de la route s’améliore graduellement, même si beaucoup de chemin reste à parcourir (pardonnez le jeu de mots). Reste que le vélo demeure, aux yeux de plusieurs, un moyen de transport de second ordre, et en dépit de l’adoption de certaines mesures, les conditions des cyclistes s’améliorent avec une main sur le frein.

L’administration actuelle de la ville de Montréal est pourtant favorable au vélo. Pour cause, les Montréalais.es parcourent, en moyenne, 49 km à vélo par semaine, passant un peu plus de 4h sur leur selle (la moyenne québécoise est de 3,3h). Pourtant, il n’est pas rare de trouver des supports à vélo installés en l’envers. La chose semble anodine, mais en plus d’empêcher de maximiser son utilisation, cette méprise témoigne d’une ignorance ou d’une négligence malheureuse. Que dirait-on si les lignes de stationnement pour voitures étaient peintes dans le mauvais sens?

Pire encore, les rues de Montréal sont ces jours-ci le théâtre d’un spectacle désolant. Nombre de carcasses de vélo gisent un peu partout, les rayons brisés, les cadres pliés et les roues tordues, quand elles ne sont tout simplement pas disparues. Les vélos sont pourtant bien en place, convenablement barrés sur les supports que la ville a maintenus en place pour l’hiver. Or, à quoi bon offrir des espaces de stationnement aux vélos si c’est pour que les employés de cette même ville les démolissent de leurs pelles?

Les recours contre la ville, en cas de dommages causés par les déneigeuses, sont à peu près nuls. Que ce soit une voiture ou un vélo, il faut procéder à une réclamation auprès de sa compagnie d’assurance. Autrement dit, la ville s’en lave les mains et le conducteur fautif de la déneigeuse, auteur d’un délit de fuite, jouit de l’impunité.

Que deviendront ces carcasses? D’autres employés de la ville viendront-ils nettoyer l’outrage en les emportant à l’écocentre, ou ces vélos seront-ils toujours attachés aux poteaux de leur malheur lorsque les restes du 1er juillet viendront s’empiler sur les trottoirs? En attendant, nos rues ressemblent à des cimetières de ferrailles, où de tristes éclopés de l’hiver gisent, soudain inutiles.

Le vélo est au cœur de nos existences. Plus rapide que la marche et, dans certains cas, que le transport en commun et la voiture. Il ne produit aucune pollution, sinon celle, nous rappellerait Maxime Bernier, que nous émettons en respirant. C’est un outil pratique. Un véhicule qui mérite soin et attention. Les beaux discours de nos administrateurs d’État ne suffiront pas si, sur le terrain, le vélo demeure un obstacle, une ferraille quelconque. Un objet non-essentiel.

Pour la suite, rendez-vous ici, demain.

Retailles partage

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Journal de quarantaine – Jour #22

Journal de quarantaine #22

Crédit photo: Michel Hébert

Procréation sans assistance

Ma blonde a accouché à l’hôpital général juif (HGJ). Le 2 mai, ça fera un an. C’est rien, un an, mais dans la vie d’un nouveau parent, c’est 365 jours – et surtout, ne l’oublions pas, 365 nuits – de nouveaux apprentissages, d’adaptation, d’intégration de nouveaux réflexes, de nouveaux modes de vie, de questionnements, de réponses approximatives, de félicité et de découragements. Un an, ça me semble être si loin, à des lieues, quelque part dans une autre vie. Et pourtant, quand j’ai lu vendredi que l’HGJ interdirait aux parturientes d’être accompagnées, j’ai été ramené en-arrière. Soudain, le 2 mai 2019, c’était hier.

Ma blonde et moi avons eu la chance d’être suivi par une sage-femme, à la maison de naissance Côte-des-Neiges. Je crois qu’il n’existe pas meilleur suivi, mais comme je n’en ai connu aucun autre, je n’en ai aucune idée. Disons que l’approche humaniste, professionnelle et sans condescendance, centrée sur l’expérience et le partage, nous a comblés. En plus du suivi, nous avons lu des livres – surtout ma blonde, honnêtement –, visionné des documentaires et profité du partage de récits d’accouchement d’amies. Je ne veux pas parler pour ma blonde. Pour ma part, à défaut de me sentir prêt, je dirais que je me sentais outillé.

Mais vous savez ce que c’est. On se prépare une ligne de Maginot de confiance et les événements se faufilent par toutes les craques de notre défense. Pour un littéraire, le réel est souvent bien maudit. Évidemment, tous les possibles que nous avions anticipés – ou, devrais-je dire avec le recul : espérés – ne se sont pas concrétisés.

Je ne vous raconterai pas l’accouchement, pas plus que je ne blâmerai le personnel médical en place. C’est un fait connu en maternité : chaque année, il y a une recrudescence d’accouchements en avril, mai et juin – précisément les mois qui nous préoccupent à l’heure actuelle. L’hôpital a coupé dans ses effectifs ces dernières années et le personnel est débordé. Pendant les six heures de contraction, nous étions seuls dans la chambre, visités de temps à autre par une infirmière attentionnée, mais à la course. La surveillance était inexistante : on s’est fait voler notre sac de bouffe de résistance.

Des complications à l’accouchement ont entraîné une césarienne d’urgence et notre fils s’est retrouvé aux soins intensifs, sans que ma blonde n’ait pu le voir. J’ai pu suivre l’équipe et, une fois que son état a été stabilisé, j’ai pu revenir auprès d’elle pour la rassurer, elle qui attendait, mortifiée, dans l’inconnu. Plus tard, c’est moi qui ai pu voir notre fils en premier, le prendre dans mes bras. Il a fallu insister beaucoup pour que ma blonde, neuf heures après l’accouchement, puisse enfin aller le retrouver.

Les jours suivants, de l’aile post-partum où nous nous trouvions, c’est encore moi qui allais porter le colostrum, si précieux, jusqu’à l’aile de soins intensifs néonatals, à l’autre extrémité de l’hôpital, où notre garçon se remettait de débuts périlleux. Je ne prétends pas avoir été indispensable. Mon garçon serait né, ma blonde aurait survécu. Mais sont-ce là nos seules exigences? La désorganisation du corps médical était telle que, sans l’entêtement de ma blonde – en réalité, de la clairvoyance -, son allaitement aurait pu être rendu impossible.

Je me répète : je ne blâme pas ces femmes qui, même si débordées, nous soutenaient et soignaient ma blonde et mon fils. Reste que nous y étions, dans ces moments de grands bouleversements, souvent laissés à nous-mêmes. Dans ces circonstances, même outillés, il était difficile de prendre des décisions avec sang-froid. D’autant que l’HGJ a l’une des maternités les plus interventionnistes au Québec, des interventions pas toujours jugées nécessaires.

L’accouchement, aussi beau et précieux soit-il, est un moment traumatisant. Son déroulement a des conséquences importantes sur la santé de la mère et celle de l’enfant et, même si nous sommes redevables du corps médical pour mille et une raisons, le soutien psychologique et même physiologique – par l’application de la méthode Bonapace, notamment – est fondamental. Pour accoucher, il faut se sentir en sécurité et confortable, comme si on était à l’abri. Comment faire naître un tel sentiment sans la présence d’un être aimé, dans une chambre stérile, froide, avec des capteurs et des fils qui limitent les mouvements?

Priver le ou la partenaire de sa présence est scandaleux. Je ne peux physiquement être enceinte. Je ne peux pas accoucher. Ce n’est pas une partie de plaisir, je sais bien, mais c’est une expérience de vie que je ne pourrai pas connaître. Tout ce qui est en mon pouvoir, c’est d’être là. Être là. Soutenir ma blonde. Lui donner tout ce que je peux. Et accueillir mon enfant dans le monde. Peut-on vraiment priver quelqu’un.e de ce droit? La lettre signée aujourd’hui dans Le Devoir par des professeur.es de Droit suggère que non.

Les femmes peuvent accoucher seules. L’histoire, spectaculaire et étonnante, l’a démontrée, mais je ne pensais pas que nous étions prêt.es à faire ce bond en arrière. Je comprends la situation actuelle et les mesures exceptionnelles qui doivent en découler. On a défendu cette interdiction en arguant que certain.es partenaires avaient refusé de suivre les procédures en place. C’étaient des cas exceptionnels. J’admets que le personnel médical est particulièrement exposé, mais est-ce que la seule façon de les protéger est d’ériger l’exception en règle absolue?

Je reconnais que nous sommes en crise. Des gens meurent. Mais la vie continue, aussi. Des enfants naissent. Des parents se proposent d’assurer la relève. Surtout, des femmes accouchent, aujourd’hui, animées par cette force inouïe qui leur permet d’engendrer la vie. Ne pourrions-nous pas les aider?

Journal de quarantaine – Jour #21

Journal de quarantaine #21

Crédit photo: Marie-Pier Desharnais

Lendemain de veille

Ainsi donc, on en a viré toute une hier. Qui aurait cru que la simple histoire d’une sortie au bar nous aurait un jour été présentée comme de la science-fiction ou, au mieux, une œuvre d’anticipation? Il faut voir le bon côté des choses : ce matin, on s’est levé frais comme des roses, pas éméché.es pantoute, prêt.es à débuter ce perpétuel mardi.

Pas saoul, donc, ni lendemain de veille, mais quand même. Aujourd’hui, je vais me donner un peu de répit. C’est essoufflant, cette histoire-là. Ce soir, je vais chanter avec mes voisins, peut-être en ferez-vous autant? Pour l’instant, je vous ferais travailler un peu. Vous voulez bien m’aider?

Je cherche à monter une banque de données pour un article. En admettant que ce ne sera jamais scientifique, plus j’ai de références, plus ma démonstration sera pertinente. Je cherche des couples amoureux dans des œuvres de fiction, de cinéma ou de téléséries, sorties idéalement après 2000. Exemple : Leonardo DiCaprio et Kate Winslett dans Titanic (oui, je sais, Titanic est sorti en 1997).

Vous me donnez le titre du film et le couple amoureux (en me donnant le nom des comédien.nes ou de leur personnage). Vous pouvez me refiler ça via la boîte des commentaires ci-après, par Facebook ou par courriel, à mesretailles@gmail.com. Plus vous m’en donnez, mieux c’est. Je ne vous dis pas c’est quoi mon hypothèse de départ : vous le saurez bien assez tôt.

Si vous avez besoin de vous remonter le moral, allez écouter ça : https://www.youtube.com/watch?v=lxuAOBKfi1M

Vous l’aurez deviné : je vous donne rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #20

Journal de quarantaine #20

La prochaine veillée

Ça a commencé par cet appel à toustes d’un ami : « J’ai décrotté mon tapis volant. Je vous rejoins au bar, disons ce soir? » Quelques minutes plus tard, une autre amie répondait : « Bin kin. Une date avec Aladin? Je suis là! » Et puis ça a déferlé. Tout le monde y serait. Comment on allait rentrer dans le bar? Aucune idée. Mais surtout, comment on allait pouvoir patienter aussi longtemps avant d’arriver au pub? Il était à peine 11h.

Ça faisait des semaines, des mois. Il y avait bien eu quelques verres en vidéoconférence, mais rien qui s’approchait du bonheur de se regarder les yeux dans les yeux et de sentir la chaleur de nos corps. Quelle frénésie que de se retrouver ensemble et de pouvoir rebondir de réparties en réparties, sans qu’il y ait cette pause étrange où, chacun de son côté de l’écran, on attendait que l’autre parle pour saisir ce qu’il avait dit.

La première gorgée est née dans ce courriel. Elle n’avait ni mousse, ne pétillait pas et elle n’explosait pas d’arômes de houblon, pas plus qu’elle révélait un fruit généreux, des notes de cacao, un petit perlant rafraîchissant ou un expressif tanin. Cette gorgée, c’était une idée. Un sentiment. Elle annonçait la redite de plusieurs autres gorgées et la promesse d’un bonheur immense. Elle nous a accompagnés, d’heures en heures, toute la journée.

Puis le soleil s’est mis à taper oblique sur la maison, pénétrant par les fenêtres arrière. Irriguant la cuisine et se faufilant jusqu’au salon, il est venu chatouiller nos orteils. On a reçu sa visite comme le constat que la journée de travail était terminée. On a posé l’ordinateur. Dans le frigo nous attendait une bière. D’autres auraient pris un cocktail, un vin ou un café. Certains auraient argué que c’était tricher, prendre un verre avant d’aller prendre un verre. Mais dans cette bière, il y avait aussi du café, et on ne connaissait pas de meilleure façon de commencer une soirée qu’on se promettait festive.

Ça a fait pshhhtt. Comme dans les films. Comme dans les publicités. Ça a fait pshhhttt jusque dans notre cœur. Le liquide opaque, presque liquoreux, est venu cajoler le verre. On a laissé monter la mousse, pour placer un beau collet, comme un créma, agissant avec excitation mais de façon alerte, presque professionnelle. Comme dans les films. La mousse a débordé un peu et une goutte a tracé son chemin sur l’extérieur du verre, comme dans les publicités. Alors, humant les arômes de torréfaction et de café, on a plongé nos lèvres dans la mousse, comme un enfant dans son verre de lait et, en fermant les yeux, on a laissé cette première gorgée opérer sa magie.

La soirée était officiellement commencée. On a sorti la guitare, gratouillant au hasard. Les chansons venaient à nous avec aisance. Lisa Leblanc mettait le feu aux poudres. Jean Leloup en rajoutait. Félix Leclerc ressuscitait des morts et regardait les Bélanger, Desjardins et Adamus, l’air de leur dire : « Vous êtes pas game de venir me rejoindre. » Mais tout ça, bien sûr, dans un français irréprochable.

La bière n’a offert aucune résistance et, sans qu’on s’en aperçoive, c’était l’heure de partir. Folâtre, on a mis une fleur à notre boutonnière, un béret rouge sur nos traits blanchis par le confinement et notre chandail de matelot, comme si on partait en voyage. Dehors il faisait bon l’été. Les cordes-à-linge étaient sans pudeur et dans l’air flottait un parfum de lessive fraîche. Les oiseaux nous sifflaient sur notre passage et les écureuils nous regardaient en faisant des provisions de beauté. Puis l’air s’est peuplé des effluves de malt en ébullition et, en débouchant sur Laurier, on a aperçu la file qui, déjà, s’étirait devant le pub.

Quelques ami.es étaient arrivé.es, confortables à une table où une place nous attendait. Le menu des bières annonçait beaucoup de bonheur et, en s’asseyant, la serveuse est arrivée avec les verres. Un sourire espiègle éclairait son visage, entre chacune de ses réparties.

– Excusez-moi, c’est pour une bonne cause!

Elle a posé une bière devant nous. Précisément celle que nous aurions choisie. L’ami a repris le fil de son histoire et, tout en trinquant au temps à rattraper, nous avons plongé dans nos verres, de la mousse jusqu’au bout de notre nez. Une décharge d’agrumes et d’acidité, coiffés d’une petite amertume sèche, nous a confirmé que le brasseur n’avait pas perdu la main.

Les ami.es sont arrivé.es, un à une, pareil.les à hier, nous gonflant d’amour. Le hasard a voulu que les gens des tables voisines quittent au fur et à mesure de l’arrivée des ami.es, si bien que notre tablée prenait de l’expansion, s’étalant dans le pub comme marée de pétrole dans l’océan. Il semblait que la moitié de l’équipe de service était sur notre cas, mais, était-ce le plaisir de recommencer à travailler, leur présence était agréable, avenante, comme une vigile de notre bonheur.

Le pub a manqué de chaises, le tableau a manqué de bières et l’horloge a manqué d’heures. Il y avait encore tant à se raconter, mais le dernier service est arrivé sur la soirée comme l’alarme du réveille-matin sur la douceur d’un rêve. Dehors, nos carrosses étaient sur le point de redevenir citrouilles. En se prenant dans nos bras, longuement, comme si c’était la dernière fois, on s’est promis de remettre ça au plus tôt.

Et alors, profitant de l’élan de la soirée, l’ami a proposé de nous redonner rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #19

Journal de quarantaine #19

Crédit photo: Jupp Müller

Dasein ou le secret de l’ambiance

Au début de ma vingtaine, j’habitais avec quatre ami.es, dans une maison que nous avions baptisée « Manoir », par réflexe de grandiloquence bien plus que par volonté d’appartenir à l’aristocratie. Sis dans la cour de la maison des propriétaires, le Manoir avait d’abord été un studio – successivement pour la photographie et la musique – avant d’être reconverti, dans les années 80, en maison destinée à loger les enfants des propriétaires, désormais jeunes adultes, qui réquisitionnaient leur espace.

Ce n’était pas beau, étrangement rafistolé même, mais que c’était grand! Si nous devons un jour sombrer dans la nostalgie et réinventer nos belles années, c’est sûrement à notre vie manoiriale que nous songerons. En plein cœur de la ville, c’était une plaque tournante de fêtes et de soirées entre ami.es, de débats d’idées et de soirées culturelles. Mais je m’arrête ici… la nostalgie me guette.

Parmi les débats qui nous animaient se trouvait celui, fort trivial, autour de l’importance de l’ambiance. Ainsi donc, chaque vendredi, deux camps nous divisaient. D’un côté, ceux qui prêchaient pour sortir au bar. De l’autre, ceux qui arguaient pour le statu quo, préférant demeurer au Manoir. Ces derniers faisaient valoir le confort de la maison, l’économie sur le prix de la bière et le choix de la musique. Les autres n’avaient qu’un seul argument, mais il était de poids : la recherche d’ambiance.

Pour être tout à fait honnête, il faudrait ajouter que notre pub préféré se trouvait à quelques coins de rue. « À cinq minutes à genoux », disions-nous avec plaisir. Il était donc difficile de ne pas céder à l’appel du bar. D’autant qu’à vingt ans, l’inconnu est une soif intarissable – je ne comprends toujours pas pourquoi elle s’amenuise en vieillissant –, et la satisfaction d’une soirée se traduit généralement par des émotions fortes, la proximité de la chair et la multiplication des odeurs, comme autant de rencontres possibles. Sortir, c’est se donner une chance de vivre une aventure.

Le bonheur n’était pourtant pas moins spectaculaire à la maison, et plus souvent qu’on ne pourrait le croire, c’est au Manoir que nous avons étiré nos soirées. Cinq ami.es ensemble, avec chacun.e leur réseau de connaissances, ça ouvre aussi à plusieurs possibles. Il suffisait parfois de très peu pour que la soirée viraille et ne connaisse son dénouement que bien après la fermeture des bars. Des amitiés se construisaient, se cimentaient, des projets naissaient et, ensemble, nous avions l’impression de conquérir le temps et l’espace, de s’ancrer dans le cœur de l’expérience humaine.

Ainsi donc, dans ce débat autour de l’ambiance, nous faisions fausse route. La situation actuelle de confinement nous permet d’ailleurs de bien le comprendre. Le bar n’a pas davantage d’ambiance que la maison. Celle-ci a la sienne, propre, et ce que nous allions chercher au bar n’était qu’un changement d’air. Une autre ambiance.

Pourquoi ce préambule – Marcoux, à 500 mots, ce n’est plus un préambule, dites-vous? Nous voilà confiné.es depuis 19 jours. Nous connaissons désormais la musique de nos murs par cœur, quelle latte de bois du plancher craque et à quelle vitesse fermer la porte pour éviter son grincement. Nous avons fait le tour de nos appartements plusieurs fois et, il me semble, il est temps d’aller nous baigner dans une autre ambiance.

Ainsi, ce billet est en réalité une invitation. Demain soir, on sort. Sur mon bras, on s’en va au bar. Ça vous dit? Rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #18

Journal de quarantaine #18

Crédit photo: Bohan Shen

La hiérarchie de la consigne

Chaque dimanche soir, avant de me brosser les dents, en digne Pôpa de La petite vie, je rameute recyclage et compost et descends les mettre au chemin. Chaque fois, je prends le soin de descendre aussi les bouteilles consignées. Je dis « prendre soin », mais en vérité, c’est presqu’une paresse. Le dépanneur est là, en face de chez moi, mais il me parait plus simple de sortir les bouteilles vides avec le recyclage.

Plus jeune, les bouteilles vides s’accumulaient sur mon balcon, et je me souviens de ce déménagement où, l’appartement vidé, il ne restait plus qu’à rapporter les bouteilles consignées. Mon père m’aidait à finaliser le déménagement et il était arrivé devant cette pyramide improbable, quelques douzaines de caisses de bières vides dont le carton, d’abord gelé par la neige, était désormais friable, fragilisé par la fonte du printemps. Dégoûté mais sans un mot – en somme, armé de la résilience d’un parent aimant –, il m’avait aidé à mettre les bouteilles au chemin. J’habitais au 3e et le temps de revenir avec une nouvelle cargaison, le lot précédent avait déjà été ramassé. C’est depuis ce jour que je laisse mes bouteilles à la rue, le jour du recyclage.

Ce n’est plus le même butin que jadis. À peine une caisse de six par semaine. 60 sous. Parfois plus, si on a reçu de la visite, parfois moins, si on a soupé chez des amis. En rinçant mes bouteilles avant de les descendre, j’ai souvent une pensée pour les gens qui vont les ramasser. C’est une pensée stérile, mais empathique, truffée de questionnements triviaux. Se promènent-ils de quartiers en quartiers, soir après soir? Y a-t-il une répartition tacite du territoire de cueillette? Je souhaite que leur mois ne soit pas trop dur et qu’ils puissent s’offrir au moins quelques bouteilles pleines, eux aussi. Chaque fois, les bouteilles, bien en évidence à côté du bac de recyclage, ne sont plus là le lundi matin.

Dimanche dernier, par précaution conséquente au contexte actuel, j’ai pris le temps de laver les bouteilles, au cas. Ce lundi, toutefois, elles y étaient toujours. Quatre bouteilles et, coincée entre elles, une cannette, que j’ai remontées, un peu surpris. Le risque de transmission par le carton et la vitre est mince, mais il est bien réel. Je comprenais qu’on ne veuille pas s’exposer. Ce n’est qu’hier, à l’épicerie, que j’ai compris. Par mesures sanitaires, dépanneurs et épiceries n’acceptent plus les bouteilles vides.

La consigne prend tout son sens. Les travailleurs.ses des épiceries et des dépanneurs sont déjà largement exposé.es : il est normal de tenter de limiter les dégâts. Mais qu’arrivera-t-il de ceux et celles qui, déjà vulnérabilisé.es, ramassaient les bouteilles? Comment pourront-ils compenser ces pertes de revenus? Une fois de plus, je ne peux que leur offrir mes pensées, stériles mais empathiques. Gâté, je vais continuer de vider des bouteilles et, un jour, à la fin des mesures, j’aurai une pyramide à offrir.

Qui a dit que nous étions tous et toutes dans le même bateau?

Solidairement, je vous donne rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #17

Journal de quarantaine #17

Pâques et la résurrection au XXIe siècle

Ça faisait des années que mon grand-père encaissait les recommandations du médecin sans broncher. Éviter les desserts. Prendre une marche quotidienne. Surtout, arrêter de fumer. Il avait diminué un peu la cigarette, mais c’est surtout parce que le prix des paquets avait augmenté. Quand il tirait sur son tabac, on pouvait le voir dans ses yeux, cet enfant en lui qui défiait l’autorité. Il était hors de question qu’il renonce à ses habitudes.

Évidemment, il a fini par se retrouver aux urgences. Il avait soixante ans, à peine. Il a d’abord cru à un simple rhume, mais celui-ci s’est transformé en bronchite et, pour tout dire, j’ai oublié les détails de la cascade de malaises qui se sont enchaînés, sauf que ses artères bloquées, son cœur de misère et ses poumons d’après-guerre ne lui donnaient que peu de chance de s’en sortir. On a cru qu’il allait mourir, lui le premier. Et pourtant. Les équipes médicales et les avancées de la science l’ont remis sur pieds. Ah, il était chambranlant, n’en doutez pas. Le souffle court et bruyant. Incapable de tenir debout plus de quelques minutes. Mais quand même : vivant.

Passé si près de la mort, il est sorti de cette épreuve non pas transformé, non pas autre, mais conscient. Marqué. Soudainement, il acceptait ce qu’il fallait faire pour ne pas retourner dans ce foutu lit d’hôpital. Du moins, pas tout de suite. Le plus tard possible. À son retour à la maison, il n’a plus fumé, n’a plus mangé de tarte qu’aux fêtes et n’a presque plus soulever de coupes de vin, sinon pour trinquer avec nous.

De peine et de misère, il a poursuivi son petit bonhomme de chemin. Il ne parlait plus beaucoup. Ça lui demandait un trop grand effort. Plutôt, il se contentait de nous sourire et, dans le fond de ses yeux, on pouvait voir l’enfant en lui, un regard espiègle et fier, comme s’il avait réussi à s’échapper après avoir fait un mauvais coup. Dans nos réunions familiales, il disait simplement : « Je suis content d’être là. De vous voir grandir. Vous êtes beaux. »

Collectivement, nous vivons un choc semblable à celui qu’a vécu mon grand-père. Peut-être pas la même chienne, celle qui vous place dans les derniers retranchements de la vulnérabilité, mais la mort rôde et nous force à l’arrêt. Nous voici dans une posture de recul vis-à-vis de toutes ces habitudes pour lesquelles nous étions inflexibles.

La crise était là pourtant, et bien avant. Les scientifiques nous prévenaient à ne plus savoir comment s’y prendre, tellement nous leur faisions la sourde oreille. Peut-être qu’à l’instar de mon grand-père, nous manquions d’imagination pour mesurer ce que le choc de tout perdre nous ferait. Pas seulement un dessert.

Nous ne mourrons pas sur une banquise en dérive, noyé par la montée des eaux, comme DiCaprio est mort sur cette retaille de bois dans Titanic. Mais la crise écologique annonce nombre de dommages collatéraux. On peut peut-être gérer une crise à la fois, si on la voit à peu près venir et qu’on a un Horacio en grande forme, mais que ferons-nous si une seconde crise se mêle à la première? Aux États-Unis, le président déchire sa chemise à tenter de sauver l’économie, quitte à sacrifier des vies. Il ne fera l’économie d’aucune vie, dit-il. Est-ce vraiment le plus important?

Revenir au capitalisme que nous connaissions, reprendre l’ornière de nos routes d’asphalte et de nos vacances outremer ne nous parait peut-être plus la chose à faire. Des centaines d’entreprises vacillent sur leurs fondations, nous sommes sur le chômage par centaines de milliers et la bourse, cette sauvage abstraction, est en déroute. N’est-ce pas l’occasion idéale pour reconsidérer nos vieilles habitudes de cigarettes et de tartes au sucre?

La décroissance qui nous était prescrite, nous la vivons. Est-ce réellement la consommation de biens de luxe, nos semaines de quarante heures à chercher le bout de nos journées et ces vacances à l’arrachée qui nous manquent? Plutôt ces gens d’amour, dont certains sont à quelques pâtés de maison, d’autres dans la ville voisine, mais qui, ainsi confinés, soudain réduits à la seule portée de la technologie, nous semblent si loin.

Je ne sais pas comment ni quand nous nous remettrons debout. Mais il me semble que nous voilà suffisamment blessés et alertés pour avoir compris ce qui nous tient en vie. Lorsque le temps viendra de regagner la rue, d’ouvrir nos bras et de retrouver le chemin de nos cœurs, il faudra se méfier des cigarettes que nous tendront les classes dirigeantes. C’est à nous de mener la marche de nos existences, pour que le chemin du retour à la vie « normale » soit, finalement, celui qui nous ramènera à l’essentiel.

D’ici là, je vous redonne rendez-vous ici, demain.

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Journal de quarantaine – Jour #16

Journal de quarantaine #16

La communauté morcelée

Je vous ai déjà parlé des Chaloupes, mon club de hockey du dimanche, mais je ne vous ai pas tout dit. Plus qu’à une équipe, je me réclame d’une ligue : la Kzom. Le lien qui unit les joueurs.ses de cette ligue existe probablement ailleurs – souhaitons-le –, mais en ce qui me concerne, il est plutôt inédit.

Quand on lutte pour la victoire, semaine après semaine, quand une Coupe est en jeu et que les participant.e.s sont animé.e.s d’un fort sens de la compétitivité, il n’est pas naturel de développer des liens avec les autres équipes. C’est pourtant le tour de force qu’ont accompli les deux créateurs de la ligue, Mathieu Beauchamp et Charlie Phaneuf, leur digne héritier, Mario Durocher, ainsi que toustes ceulles qui, dimanche après dimanche, se dévouent à la concrétisation de cette journée de hockey, emmuré.e.s dès 9h le matin jusqu’à 22h le soir.

La Kzom fêtera cette année ses dix ans. Ça n’a pas été facile, au départ, d’instaurer un climat de saine compétitivité. Une sorte de safe space sportif. Il fallait définir une ligne claire délimitant le désir de gagner et le respect de l’autre. Le hockey, particulièrement, baigne dans une culture nourrie de coups en bas de la ceinture et de trash talk (aucune traduction ne me satisfait, vous avez des suggestions?). En d’autres mots : si tu ne te fais pas prendre par l’arbitre, tu as toute licence… Mouvement contre-culturel, donc, la Kzom a dû, à ses débuts, renvoyer des équipes qui refusaient de se conformer à ce nouvel état d’esprit. Encore aujourd’hui, quand de nouvelles équipes se greffent à la ligue, les ajustements ne se font pas sans heurts. J’en ai entendu, des gars dire à l’arbitre qu’on ne jouait pas à la ringuette…

En organisant des activités parahockey, en instaurant une communication joviale et ouverte entre arbitres et joueurs.ses, au prix de beaucoup d’efforts et, surtout, avec beaucoup de passion, la Kzom a réussi à créer une communauté. Les joueurs.ses se connaissent et se respectent. Plusieurs s’appellent par leur prénom et il arrive que des joueurs adverses se félicitent pour leurs prouesses. Tout ça, je vous jure, avec une intensité élevée et un très grand désir de gagner. Oui, c’est pas mal beau.

Mais voilà, ce matin, j’ai appris que l’un de nos adversaires, un franc-tireur hors pair que je n’ai jamais vu sans son bandeau sportif, est coincé en Inde. J’en ai passé, des dimanches, à lui courir après, et il m’est arrivé, trop souvent, d’être aux premières loges de ses buts. Mais aujourd’hui, le hockey semble appartenir à un autre monde.

Lui, sa blonde et leurs deux enfants ont gagné l’Inde au début de janvier. Aussitôt que les recommandations gouvernementales ont prescrit un retour au pays, ils ont acheté leur billet de retour. Trois billets, à vrai dire. Les trois vols ont été annulés et les voilà isolés, dans des conditions bien loin de celles que nous connaissons ici. Loin de leur toit, leur nid, leur abri. Loin de leurs amis, de leur famille. Loin de chez eux.

Je sais que le gouvernement canadien travaille pour ramener ses citoyen.ne.s au pays. Des vols spéciaux ont été organisés pour les rapatrier du Pérou, de l’Équateur et de l’Algérie. J’imagine que la tâche est complexe. Colossale. La France, l’Allemagne et l’Ukraine ont réussi, en nolisant autobus et avions, à rapatrier leurs citoyen.ne.s coincé.e.s en Inde. Plus de 15 000 Canadien.ne.s attendent que leur sort connaisse un pareil dénouement.

Une pétition circule présentement pour mettre de la pression sur le gouvernement pour concrétiser le retour de Maxime Ouellet, Sara-Nadine Lanouette, leurs enfants et leurs concitoyen.ne.s, pris dans cette angoissante situation. Comme vis-à-vis de bien d’autres situations, je me sens bien impuissant, mais faute de mieux, je vous invite à ajouter votre nom à ces efforts désespérés.

En attendant de bonnes nouvelles, je vous redonne rendez-vous ici, demain.

Journal de quarantaine – Jour #15

Journal de quarantaine #15

Crédit photo: Art DiNo

L’antichambre de l’école

C’était il y a bien longtemps. Je n’avais pas un rond ou, plutôt, j’étais aussi riche que ma carte de crédit et, avec un ami, je parcourais l’Italie à vélo, une tente sur notre porte-bagage. Nous avions rendez-vous en Suisse, chez l’oncle de ce dernier, et parce qu’il était plus dispendieux de faire la route à vélo qu’en train – le temps, c’est de l’argent, qu’ils disent –, nous avions capitulé de nos bonnes vieilles réguines à deux roues pour nous rendre à la gare. Nous avions vingt ans, les cheveux longs – ou, en ce qui me concerne, des cheveux – et avions l’habitude de payer un tarif réduit étudiant. Or, la billetterie de la gare n’en affichait aucun.

– Monsieur, quel est votre tarif étudiant? (en italien, bien sûr)

– Ah, vous savez, en Italie, tout le monde est étudiant, parce que tout le monde apprend tous les jours.

Je n’ai jamais oublié cette formule, qui nous a arraché un sourire et le peu de marge qu’il restait à notre crédit. Et aujourd’hui, tandis que plusieurs professeurs.es de cégep sont de retour au boulot – certains.es en « journée d’encadrement » et d’autres, carrément, en enseignement –, c’est cette formule qui est au cœur de mes réflexions. Vous direz que je prends des détours, mais n’est-ce pas ce que nous faisons dernièrement : jeter un œil du côté de l’Italie afin de mieux prendre les décisions qui nous concernent?

Ainsi donc, le plan est de « retourner en classe » au plus tôt. Comme le disent nos voisins d’en bas : « Desperate times call for desperate measures. » Le ministère de l’éducation a mis aujourd’hui en ligne des outils pédagogiques pour les étudiants.es des niveaux primaire et secondaire, tandis que la situation de la formation post-secondaire relève des institutions. Dès le jour 1 de la fermeture des classes, des cours universitaires se sont « normalement » poursuivis en ligne. Par ailleurs, au cégep, plusieurs institutions agissent comme s’il y aurait un retour en classe le 1er mai, un scénario plus qu’improbable, tandis que d’autres imposent la continuation des sessions, coûte que coûte.

Les obstacles sont nombreux. Certains cours techniques demandent l’accès à du matériel, rendant l’enseignement en ligne impossible. Bon nombre d’étudiants.es n’ont pas accès à un ordinateur ou une connexion internet suffisamment rapide. Certains.es sont malades ou vivent un niveau d’angoisse élevé. Plusieurs se retrouvent avec des enfants à la maison, parmi lesquels on dénombre des parents en situation de monoparentalité ou des gens dont le ou la conjoint.e travaille à plein temps. Voilà les conditions d’apprentissage dans lesquelles se retrouvent un grand nombre d’étudiants.es. Un trop grand nombre, pourrait-on dire.

Et que dire des conditions d’enseignement? Il faut d’abord admettre que la pédagogie, atténuée par le médium de l’écran, ne sera pas au même niveau. Mais on peut souffrir certains décalages : le problème n’est pas là. Combien de professeurs.es devront enseigner avec leurs enfants à la maison? Combien de professeurs.es malades, angoissés.es ou monoparentaux? La situation se répète de l’autre côté de l’écran, après tout.

Mais voilà, on ne le dira jamais assez : « Desperate times call for desperate measures. » Il faut justifier les diplômes, préparer les sessions à venir, livrer la marchandise de nos savoirs et octroyer des notes. En somme, il faut faire fi des événements, profiter des bienfaits de la technologie et nous élever. Être plus grands.es que nature. S’armer de résilience, comme si c’était un slogan, et reprendre le tracé parfait de nos parcours académiques, parce que la machine infernale de nos vies normales ne peut subir aucun retard.

J’exagère? Peut-être. Mais la reprise des cours me semble un calque de cette productivité qui, au cœur de nos sociétés, est pourtant mise à l’arrêt en ce moment. Que gagnerons réellement les étudiants.es à poursuivre ainsi leur cursus? Ne pourrait-on pas plutôt les inviter à du matériel pédagogique à consulter sur une base volontaire? Pourquoi ne pas admettre un trou dans la formation académique et, dans le cas de notions nécessaires à la poursuite des études – cours préalables par exemple –, les intégrer au cours suivant? Ce n’est qu’une idée parmi d’autres, mais est-ce équitable, raisonnable et réaliste d’envisager la reprise des cours pour toustes? Je ne crois pas.

Pourquoi performer notre quarantaine? Plutôt embrasser son rythme, écouter cette crise qui paralyse le rythme insoutenable de nos sociétés et admettre nos limites. L’éducation est fondamentale. Elle doit être au cœur de nos préoccupations. Mais ces semaines – ces mois, peut-être – ne devraient-elles pas être l’occasion d’apprentissages parallèles? De développer d’autres intelligences? Pourquoi ne pas rater un cours pour faire du bénévolat? Pour appeler un parent forcé au confinement ou redoubler d’aide pour le maintien heureux et sanitaire de la maison? Nous apprenons tous les jours, c’est vrai, mais les apprentissages les plus riches ne sont pas toujours là où nous les attendions.

Qu’en pensez-vous? Je suis curieux. En attendant vos réponses, je vous donne rendez-vous ici, demain.

 

 

 

Journal de quarantaine – Jour #14

Journal de quarantaine #14

Crédit photo: Michel Hébert

Les voisins (remake)

Aujourd’hui, je nous invite en 2012. Il me semble pertinent de réfléchir le printemps que nous vivons à l’aune de celui qui est désormais conscrit sous l’appellation de « printemps érable ». Cependant, pour l’instant, je m’en tiendrai à l’anecdote. Nous sommes donc à la tombée de mai, dans le détour du 100e jour de grève. Il fait beau, il fait chaud. Avec une amie, on se prépare un petit souper tranquille. Un plat mijoté, que nous pourrons laisser à lui-même quelque temps, puisqu’à 20h, nous irons sur le balcon. Ce soir-là, c’est le premier rendez-vous des casseroles.

Pendant que notre plat frétille sur le feu, on se munit de petites casseroles, plus sonores, et de cuillères en bois qui, nous ne le savons pas encore, s’apprêtent à connaître leurs derniers jours d’existence utile. Déjà, le voisin d’en face est là qui tapoche gaiement sur une poêle de fonte, maintenant un rythme auquel nous nous joignons. Plus loin sur la rue, sans que nous puissions les entendre, d’autres voisins participent à cette étonnante volière métallique. Toutes ces maisons entassées, peuplées d’inconnus.es, résonnent soudainement en une voix commune.

Quelques jours plus tard, ces rendez-vous prendront la rue. Un coin de rue, d’abord, en respectant l’injonction des feux de circulation. Puis, prenant acte de la force du nombre, les gens gagneraient la rue, carrément, sans égard pour le trafic des voitures, créant autant de serpentins qui se retrouveraient, au hasard de leur déambulation, pour ne former qu’une seule et grande manifestation : la manifestation nocturne.

Mais ce soir-là n’est qu’une ébauche du mouvement qui suivra. On reste sur nos balcons respectifs, encore un peu gênés.es de cette initiative qui nous fera mesurer le pouvoir du nombre. Et ainsi, au bout d’une dizaine de minutes, mon voisin immédiat sort de chez lui en trombe, rouge de colère. Ce voisin que je connais à peine et que je salue parfois, poliment mais sans plus, lorsqu’il joue avec son chien devant chez lui. Sans préambule, il se met à nous invectiver, condamnant notre tapage en faisant valoir un argumentaire dont je vous fais l’épargne. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour endormir sa fille de quelques mois, et nos casseroles l’ont réveillée.

À cette époque, si vous vous souvenez bien, les argumentaires avec des inconnus n’étaient pas rares et il y avait, dans notre bonne vieille besace de militant, une bonne pelletée de réponses prêtes à offrir aux opinions divergentes de la nôtre. Je saisis l’une de ces réponses toutes faites. Pas tout à fait poli – je viens de me faire crier après quand même – et plutôt péremptoire. Mon point final affirme quelque chose comme : « C’est justement pour votre fille qu’on est là. »

Après m’avoir traité de tous les noms, il rentre, retrouvant probablement sa fille en pleurs. Nous aussi, peu après, nous retournons à notre mijoté, convaincus d’avoir fait une bonne action. Je suis gonflé d’adrénaline et je mets du temps à retrouver mon calme. Enfin, riant devant l’état pitoyable de nos cuillères en bois, nous entamons notre souper. Ce n’est que quelques heures plus tard, en reconduisant mon amie dehors, que j’aperçois mon voisin, qui cherche le soulagement d’une cigarette sur laquelle il tire de toute la force qu’il lui reste.

Spontanément, je m’approche de lui. Je veux m’excuser d’avoir réveillé sa fille. En m’apercevant, lui aussi vient vers moi. Il veut s’excuser pour ses mots qui ont dépassé son entendement. Nous parlons en même temps. Alors, comme si les mots ne suffisent pas, on se prend dans nos bras. On ne se connait qu’à peine, mais ça nous parait naturel. Il m’offre une bière, que j’accepte. C’est comme ça que j’ai rencontré mon voisin, à l’époque.

Je n’habite plus cet appartement depuis quelques années. Je suis désormais sur un coin de rue et, de mon balcon arrière, je peux apercevoir au moins une bonne dizaine de balcons, dans une promiscuité qui me plait. L’été, j’entends la vie s’ébattre chez mes voisins. Les ustensiles dans les assiettes, les rires des enfants, les mélodies qui s’entremêlent et les conversations dont les mots me sont imperceptibles et desquelles ne me parvient que la musique.

Dimanche dernier, invités par Martha Wainwright à chanter So long, Marianne de nos balcons, ma blonde et moi avons retrouvés quelques-uns.es de nos voisins.es. Il faisait froid et je peinais à pincer les cordes de ma guitare, que je grattais avec l’impression de me frotter à une râpe à fromage. Tout le monde ne connaissait pas la chanson, mais ça ne nous paraissait pas important. Nous étions dehors, isolés dans la faible lumière de nos balcons, après une semaine à minimiser les rencontres, et même si on faussait un peu, nous avions l’impression d’être dans le vrai. Nous chantions, ensemble. Nous étions un chœur, solidaire et gai. Ça nous a fait du bien. Et ce soir, même s’il pleut, à 20h, je retourne chanter avec mes voisins.es.

Je vous en souhaite tout autant. Pour le reste, je vous donne rendez-vous ici, demain.

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